Trois petites heures seulement me séparent du rendez-vous hebdomadaire avec ma psy. Cet article sera fini que je ne pourrai la sonder à propos d'"En Thérapie", la série d'Arte, comme vous l'avez peut-être fait avec le vôtre (les obligeant tous à un meta regard sur leur profession dont ils se seraient peut-être passés). Damn. C'est pourtant l'un de mes passe-temps favori pour tester des intuitions. Elle est géniale et c'est ma meilleure sparring partner. C'est donc tout naturellement que je la soûle à longueur de séances avec mes questions existentielles (bien évidemment non prévues au programme et qu'elle esquive à la perfection) portant sur l'analogie évidente entre des nains de jardin et des bouddhas ou bien encore les CV actuels et la propension des impétrants à se donner des étoiles pour déterminer leur propre maîtrise de logiciels à la manière d'avis conso pour l'achat d'un tapis de yoga. Sans compter mon dernier sujet d'interrogation en date : les gens qui prennent des photos ou des vidéos d'eux ad nauseam, sont-ils des puits sans fond d'insécurité, demandant en permanence sur les réseaux qu'on les aime via des like offerts par des personnes aussi sujettes qu'eux à cette faille égotique ? Spoil : la réponse est oui, passez votre chemin. Prochain dossier. De rien.
Les psys véritables capteurs de la société
Il faut dire qu'avec les généralistes et les profs, les psys sont un des principaux capteurs de la société qu'ils voient défiler dans leurs cabinets. Tous les âges, tous les milieux. Si semblables, tellement opposés. Des oxymores.
"En Thérapie", ce sont trente-cinq épisodes qui ont recueilli plus de 17 millions de vues en ligne. Un succès retentissant pour Arte qui n'en attendant pas tant et qui a déjà été analysé avant que je ne m'y intéresse. Le défilé dans le cabinet d'un psychanalyste au lendemain des attentats du 13 novembre y est parfaitement codifié. Unité de lieu et de temps. On y croise une chirurgienne en plein transfert, un policier aux pulsions mortifères, un couple à la dérive et une jeune sportive blessée qui se débat comme elle peut. Pas question ici de s'arrêter sur le jeu des acteurs (j'ai trouvé Mélanie Thierry formidable à l'image de toutes ses interprétations précédentes, elle est une immense actrice), ni même porter un jugement scénographique sur la qualité de cette adaptation d'Éric Toledano et d'Olivier Nakache de la série israélienne “BeTipul” (בטיפול) qui a fait le tour du monde depuis 15 ans des États-Unis au Japon en passant par l'Argentine.
Pas question non plus d'insulter votre intelligence en pointant ce que nous avons tous déjà compris. Oui, face au covid, notre société est en état de choc. Un état qui n'est pas sans rappeler celui la France de novembre 2015. Dans les deux cas, c'est la question de notre intimité, de notre géographie personnelle, qui est interrogée. C'est notre représentation du monde extérieur est touchée de plein fouet. En temps de covid, la sphère publique est devenue une menace puisqu'il nous faut nous calfeutrer pour ne pas contaminer et être contaminés. Mais ce n'est pas la seule dimension à être impactée. La sphère intime est aujourd'hui ébranlée. Comment vivre avec l'angoisse de transmettre cette maladie à un parent âgé ? Peut-on aimer et travailler sans mettre en danger ? Comment ne pas distendre les liens qui nous unissent et nous permettent de faire société ? De la même façon, c'est à Paris, au plus près de nos repères géographiques que les terroristes sont venus frapper pour s'en prendre à nos lieux de vie et de sociabilité, de communication et d'interactions.
Dans les deux cas, il est question d'ébranler notre intimité, nous faire douter de notre capacité à lutter collectivement. D'un côté, c'est toute notre géographie personnelle qui est remise en cause par les attentats. Elle qui en temps de paix est une enveloppe protectrice. De l'autre, ce sont nos foyers, qui sont habituellement des lieux de ressourcement, qui sont menacés par ce virus incontrôlable. La contagion émotionnelle est inévitable. Il va falloir du temps pour décrypter l'impact sur nos représentations et nos perceptions de l'intimité et la disparition des corps de l'espace public.
Et en ce sens la série, vous l'avez compris vous même, offre la possibilité d'une forme de catharsis. La petite histoire des personnages se mêle à la grande histoire de la France post-attentats. Comme nos vécus se heurtent aujourd'hui à une pandémie qui semble incontrôlable. Regarder cette série c'est s'asseoir face à Philippe Dayan, le psy joué par Frédéric Pierrot, et assumer notre part de vulnérabilité tout à la fois individuelle et collective. S'attarder sur ces personnages, c'est vivre leur histoire qui porte en elle une partie des nôtres et de notre universalité.
Le cabinet du psy, dernier rempart dans nos sociétés du risque
Ce qui m'a particulièrement interpellée c'est que dans un monde hautement anxiogène, dans nos sociétés du risque et de montée des incertitudes, le cabinet du psy devient finalement un safe space partagé. Un espace rassurant et sécurisant pour oser dire l'intimité, dialoguer et être écoutés. De même que nous avons des "amis sûrs", sur lesquels nous pouvons compter, nous aurions des espaces réconfortants où la parole serait libérée.
Dans un enquête intitulée "La France sur le divan", parue dans Madame Figaro, les psys interrogés expliquent d'ailleurs que leurs patients plongés dans la grisaille du couvre-feu, recherchent dans leur cabinet "un îlot", "un ailleurs rassurant" et "une rythmicité, égarée depuis que la pandémie a mis nos vies en suspens". La notion de temps, omniprésente et pourtant étonnamment absente, est souvent abordée : "aujourd'hui est comme hier et demain ne sera pas différent" perçoivent ceux que l'on appelle à juste titre les "patients". Pour eux, venir toutes les semaines, c'est sans doute poser des jalons temporels et impulser un changement, une modification de trajectoire pour sortir de ce continuum délétère afin d'échapper à ce présent-prison.
Selon le journaliste Vincent Cocquebert, auteur de l’essai La Civilisation du cocon (à paraître le 18 mars chez Arkhê), "cette domiciliation forcée vient (...) répondre à une aspiration profonde qui traversait déjà la société française" avant même le confinement explique-t-il au Monde. Nous serions tous tentés de nous lover dans nos canapés pour ne plus jamais en sortir, un ordinateur à portée de main, un téléphone "doudou" de l'autre, de la nourriture à proximité. Tout mouvement vers l'extérieur serait en somme une dépense d'énergie appelant inévitablement à un calcul coûts-bénéfices. De là à penser que les cabinets de psy, lieux intimistes et sûrs, regorgent d'ermites connectés à la 5G oppressés par leur propre replis du monde dans leur safe space personnel devenu un peu trop hermétique à l'altérité, il n'y a qu'un pas que nous franchirons donc allègrement. La boucle est bouclée.
Une chose est sûre, si la parole est libérée dans le lieu clos du cabinet, elle se délie sur les réseaux lorsqu'il est questions d'évoquer la série. Un comble. "En Thérapie" devient une série conversationnelle alors même que l'écoute est y prépondérante. Et c'est peut-être tout le paradoxe de notre époque. Plongés dans cette société de l'hyper communication, nous avons terriblement besoin d'écoute mais nous ne savons pas nous écouter. Or, comme l'explique l'auteur et réalisateur de "BeTipul", "le dialogue entre deux personnes (...), c’est comme l’invention de l’humanité (...). Les choses qui se passent lorsque deux personnes parlent, c’est de l’ordre du miracle". Bon, sur ce, je file. J'ai psy et une nouvelle question (qui porte en elle sa réponse, vous l'aurez compris) : et si reconnaître sa part de vulnérabilité n'était pas le meilleur moyen d'autoriser l'autre à en faire de même et générer ainsi un puissant sentiment de sécurité ?