Blême et les traits tirés, Emmanuel Macron tient à bout de bras son téléphone pour informer "face cam'" les Français. Le jour même il s'est précipitamment isolé après avoir été testé positif à la Covid-19. La voix sourde, le front plissé, il expose alors ses symptômes, l'air fatigué. Son activité sera ralentie prévient-il. Une communication qui tranche d'emblée avec le style présidentiel qui est le sien, frôlant parfois l'arrogance lorsqu'il est question de traverser la rue pour trouver un emploi ou bien encore de tancer les "fainéants".
Dans cette période de grands bouleversements, il n'est pas le seul à avoir abandonné (au moins un temps) le registre conquérant. Au bord des larmes en ce début décembre, la voix tremblante, Brian Pallister, le premier ministre du Manitoba, lance en conférence de presse :"je suis le gars qui vole Noël… pour vous protéger". L'émotion est là, palpable. La vidéo deviendra virale. Toujours au Canada, trois ans plus tôt, l'homme fort du gouvernement, Justin Trudeau fond en larmes : son ami chanteur Gord Downie s'est éteint. Des larmes qui couleront également le long des joues du premier ministre lorsqu'il évoquera les discriminations subies par la communauté LGBT. Le 26 novembre dernier, la première ministre danoise, Mette Frederiksen, semble prostrée. Elle essuie du revers de la manche de son manteau ses yeux embués : à la télévision, elle vient de s'excuser publiquement pour l'abattage de millions de visons élevés pour leur fourrure et suspectés par le gouvernement d'être porteurs d'une version mutante de la Covid-19. Ces politiques, de nationalités et de cultures différentes, ont fait le choix de "fendre l'armure", selon l'expression consacrée. Un exercice jusqu'alors souvent surjoué en temps de campagne électorale, mettant plutôt en valeur la fausse sincérité des candidats que leurs vraies qualités émotionnelles.
Les open spaces vitrés de la Défense ne sont pas exempts de cette dynamique de fond qui se généralise des sociétés à l'ensemble de la Société. Si les bataillons de DRH et "Chief Happiness Manager" des grands groupes sont aujourd'hui rompus à la "CNV", la communication non violente, ce sont désormais les CEO qui suivent le mouvement. Dorénavant, certains s'aventurent à partager leurs états d'âme avec leurs comités de direction, n'hésitant plus à brandir leurs doutes quant à leur capacité à cheffer devant l'inefficacité de stratégies qu'ils ont pourtant portées. Face à cette crise sanitaire et économique sans égale, les masques semblent tomber. Un comble dans une société qui vit désormais... masquée.
Nous avons connu l'ère de l'épuisement, celle des corps et des âmes, poussant parfois au ressentiment mâtiné de fatigue démocratique. Nous avons eu l'impression parfois de naviguer dans des décors de carton-pâte, enfermés dans un loft avec des sondeurs analysant nos comportements derrières des glaces sans tain durant les débuts de cette crise. En hommage à David Graeber et ses "bullshit jobs", nous aurions pu généraliser l'expression "bullshit gov" : comment un système démocratique censé être le meilleur peut à ce point tourner à vide, fatigué, en burn-out parfois en bore-out ?
Et puis face à cette immense fatigue politique, sociale et économique, confrontés à ces confinements successifs, nous nous sommes effondrés et nous voilà désormais propulsés dans l'ère de la vulnérabilité, portés par les plus jeunes générations.
Si vous y êtes attentifs, vous verrez ce mot écrit au détour de chaque article, vous l'entendrez prononcé lors de chaque conversation informelle. Il n'est pourtant pas récent : son essor date des années 2000. Mais il a rapidement connu un succès transdisciplinaire notoire, tourbillonnant des sciences "psy" aux sciences environnementales, virevoltant du droit pénal à la sociologie (pour remplacer le terme "exclusion"). Au point de frôler la polysémie, voire le vide sémantique. Au risque de bientôt devenir une feuille morte dont la seule ambition est d'être dans le vent, pour paraphraser le philosophe Gustave Thibon.
Du latin vulnus, vulneris (la blessure) et vulnerare (blesser), le vulnérable est, selon le dictionnaire Larousse, celui "qui peut être blessé, frappé", "qui peut être facilement atteint, qui se défend mal", "fragile" et "sensible". La vulnérabilité est "une potentialité à être blessé" rappelle l’historienne Axelle Brodiez-Dolino sur le site la Vie des Idées. Et cette vulnérabilité peut embrasser de multiples réalités. Vulnérabilité psychique face à cet ennemi invisible qui nous a conduits à vivre volontairement une expérience carcérale, vulnérabilité économique de nos emplois désormais essentiels ou non essentiels, vulnérabilité de notre système de soin et de nos hôpitaux à qui on avait prié de faire des économies avant l'inimaginable pandémie, vulnérabilité de nos modes de vie urbains tournés vers les bars et les restaurants pour tenter d'oublier l'exiguïté de nos appartements, vulnérabilité des télétravailleurs et des étudiants devenus des mineurs numériques, collés derrière un écran huit à dix heures par jour, sans voir la lumière du jour, vulnérabilité de notre planète soumise au réchauffement climatique et dont les heures sont désormais comptées...
Dans un monde que nous savons pourtant vulnérable, nous avons tenté d'anesthésier notre vulnérabilité et la cohorte d'émotions associées. Brené Brown, chercheuse en sciences humaines et sociales à l'université de Houston et autrice du best-seller "Le pouvoir de la vulnérabilité" revient sur nos modalités toxiques d'être au monde : "nous adoptons l'anxiété en tant que style de vie, la productivité en tant que valeur essentielle, et le perfectionnisme en tant qu'idéal". Hors de question d'exprimer nos sentiments et convictions de crainte d'être moqués, impossible de faire le premier pas de peur d'être rejetés. Nous voulons être puissants et sûrs de nous, respectés et aimés, agir comme si nos actions n'avaient aucune conséquence sur les autres, ne jamais nous excuser ou ouvrir la discussion pour tenter d'apaiser, ne garder que les émotions positives, oublier le dérangeant. Et surtout, surtout, écarter le déstabilisant.
Or, nous ne pouvons sélectionner les émotions à anesthésier pour ne garder que les positives. "La vulnérabilité n’est pas bien ou mal : ça n’est pas une émotion mauvaise, ni positive d’ailleurs. En fait, la vulnérabilité est le cœur de toutes les émotions et sentiments. Ressentir, c’est être vulnérable. Penser que la vulnérabilité est une faiblesse, c’est croire que ressentir est une faiblesse. Renfermer notre vie émotionnelle par peur que le prix sera trop élevé, c’est s’éloigner de cette chose exacte qui donne du sens à nos vies » affirme la chercheuse. Ce qui me fait penser à ces mots de Roland Barthes, citant le psychanalyse D.W. Winnicott (1896-1971) dans le chapitre "Agony" de son ouvrage "Fragments d’un discours amoureux" : "La crainte clinique de l’effondrement est la crainte d’un effondrement qui a été déjà éprouvé (primitive agony) […] et il y a des moments où un patient a besoin qu’on lui dise que l’effondrement dont la crainte ruine sa vie a déjà eu lieu".
L'effondrement a déjà eu lieu... Et même les "puissants", pourtant habitués à maîtriser leurs émotions, vacillent. Ils nous semblent alors des semblables. Car la vulnérabilité est un langage universel et partagé indépendamment des cultures, des religions ou modèles économiques. Elle est relationnelle, contextuelle et individuelle puisqu'elle ne nous frappe pas tous avec la même force. Elle est par ailleurs et cela est très important, réversible. En osant se montrer vulnérables, en partageant ses valeurs, ses peurs et ses joies, se crée une connexion à l'autre qui instaure de la confiance et, aussi étrange et paradoxal que cela soit, un sentiment de sécurité. Nous pouvons plier pour ne pas rompre, nous laisser traverser par les émotions positives et négatives comme des orages un soir d'été sans les refouler.
Alors évidemment, pour parler de la vulnérabilité, certains évoqueront cette technique japonaise appelée Kintsuji (jointure en or) qui consiste à rendre visible les réparations de céramiques brisées avec un mélange de laque saupoudrée de poudre d'or. En révélant les fêlures, l'or donnerait à l'objet plus de valeur. Je crois cette métaphore aussi creuse et inappropriée. À l'image de ces lieux communs qui veulent que "de la crise naissent des opportunités", que "demain, tout ira mieux", qu'il faut "changer de logiciel" et autres platitudes convenues calibrés pour des TEDx d'entreprises. Des chocs répétitifs, nous en vivons constamment et cela ne fait pas de nous des êtres plus valeureux. La vulnérabilité, c'est d'abord et avant tout la plasticité.
Et cette vulnérabilité fait l'objet de toutes les attentions de certains intellectuels, sociologues-philosophes, pour qui les sociétés occidentales seraient entrées dans une "anthropologie de la vulnérabilité", sur fond de "société du risque" (Beck, 2001) et de "montée des incertitudes" (Castel, 2009). Le philosophe Fred Poché voit ainsi la vulnérabilité sociale comme un symptôme permettant une refondation politique. Car toute vie humaine tient à sa fragilité : l'amour, la démocratie, la nature, la paix... sont soumises à des vents contraires. Il propose alors d'inverser le paradigme et de valoriser la qualité d'une société, non pas par ses performance techniques ou sa capacité à s'adapter à la concurrence généralisée, mais par son aptitude à respecter et promouvoir ce qui est vulnérable.
La vulnérabilité est aussi une question de tempérament associée à une donne générationnelle. Chez certains universitaires mobiles néo-trentenaires, parmi les politiques ou entrepreneurs du "monde moderne", vous en trouverez toujours pour se reprendre en photos quotidiennement, se vanter de leurs réussites instagramables. Ils convoquent à force de selfies l'imaginaire collectif des "winners" des années 80 prônant la réussite entrepreneuriale et le modèle américain. Les signes ostentatoires de richesse ont disparu, remplacés par des robes rouges et des jeans retroussés. Mais la posture et l'affichage sont les mêmes : la mise en récit de leurs propres vies jusqu'à l'overdose. Au contraire, pour la jeune génération des moins de 25 ans, nés avec les réseaux sociaux dans un monde de chaos, la vulnérabilité est leur quotidien. Adeptes de l'autodérision, volontiers ironiques, ils présentent leurs réussites et leurs échecs, là où nos hipsters anywhere ou entrepreneurs mondialisés affichent uniquement leurs faits d’armes les plus glorieux, "arty" pour les premiers ou "challenging" pour les seconds. Ici un passage tv, là un selfie avantageux, se lançant dans une course aux likes sur Facebook et Instagram auprès de pairs, sans doute sensibles à ce mode de communication "bling-bling" et daté.
J'en ai l'intuition, nous rirons très bientôt de la communication "has been" et "too much" de ces nouveaux winners des années 2020 feat. 80 qui se veulent ouverts, modernes et même...attention... "inspirants". Les Nuls s'étaient moqués des femmes "Barbara gourde" et autres PDG avec attaché-case. Rapidement nous verrons sans doute, je l'espère, des parodies de ces auto-satisfaits. C'est peut-être ce qui explique les succès populaires des films patrimoniaux comme Les Tuche, mettant en scène cette famille de "Somewhere" ("de quelque part" selon Goodhart), originaires de Bouzolles dans le Limarais. Autrement dit, de nulle part et donc de partout en France, hors métropoles. Les failles et la vulnérabilité des membres de cette famille sont assumées. On les imagine très bien habiter une maison "Sam suffit" tant ils sont reconnaissants de ce qu'ils ont, tout en portant en eux des valeurs de solidarité sociale envers les plus vulnérables. Contre les menaces du monde extérieur, la famille est sans doute une valeur refuge face à des élites politiques et intellectuelles, présentées comme des personnages faux et fourbes, avides de reconnaissance. En un mot, des winners anywhere "so" janvier 2020.