'Lynchage' de policiers : 'autour des mots il y a des enjeux de territoires identitaires'

Des affrontements ont éclatés entre des manifestants et les forces de l’ordre en marge de la manifestation à Paris contre la proposition de loi sur la "sécurité globale" notamment place de la Bastille, le 28 novembre 2020. (CHRISTOPHE PETIT TESSON / EPA)

Samedi soir, aux environs de 21h, Julien Bayou, le secrétaire général d'EELV, revient sur la manifestation qui vient de s'achever contre la loi sur la sécurité globale sur Twitter : "Le pays se fissure. Images horribles de lynchage de policiers à #Bastille. La violence policière impunie qui abîme la confiance de la population. Le gouvernement nous entraîne dans une spirale qui ne peut que mal finir. Retirez la loi #PPLSecuriteGlobale #StopLoiSecuriteGlobale"

Immédiatement, la militante Amandine Gay, réalisatrice du documentaire "Ouvrir la voix", rétorque sur le même réseau : "Voilà pourquoi la banalisation du terme 'lynchage' et son usage par les personnes blanches pour décrire du harcèlement en ligne ou des agressions IRL conduit non seulement à effacer l’expérience et les souffrances des personnes noires, mais aussi à inverser la réalité " avant de poursuivre son argumentation. Le débat aurait pu s'en arrêter là si Julien Bayou, contrit, n'avait pas formulé des excuses de peur d'être taxé injustement de racisme : "Merci d’avoir pris le temps d’une explication de texte argumentée. Je vous présente mes excuses, je ne souhaitais surtout pas générer cette réaction, effacer les souffrances des personnes noires et encore moins inverser l'histoire" avant d'ajouter "le terme lynchage n’est pas adapté pour une personne blanche, a fortiori dépositaire de l’autorité publique."

"Le terme lynchage n’est pas adapté pour une personne blanche...". Outre le fait que le dictionnaire Larousse confirme le sens de ce mot passé dans le langage courant, cet échange interpelle pour le moins. Existerait-il des termes uniquement réservés à certaines populations en fonction des contextes ? Derrière cet échange, fait rage une bataille qui ne dit pas son nom à l'heure des hashtags et de la limitation du nombre de caractères.

Pour comprendre ce qu'il se joue, mieux vaut interroger un spécialiste de analyse du discours. Julien Longhi, professeur des universités en sciences du langage à CY Cergy Paris université, dont les recherches portent sur les mécanismes de construction du sens dans les discours, en particulier politiques et médiatiques a accepté de répondre à nos questions.

  • On se plaignait déjà de l'aseptisation de la langue des politique, trop techno. Si les personnalités publiques se doivent désormais d'être expertes en lexicologie pour intervenir dans le débat public, la parole médiatique risque rapidement de devenir une novlangue avec son propre dictionnaire et ses propres définitions. Les acteurs chercheront le buzz ou, au contraire, essayeront de ne pas avoir l'air transgressif tout en essayant de ne pas sombrer dans le politiquement correct. Compliqué. Qu'en pensez-vous ? 

Si l'on revient à l'origine du terme, le lynchage était une pratique de justice expéditive américaine, instaurée par Charles Lynch, un planteur de Virginie et juge de paix. Pendant la Guerre d'indépendance des États-Unis, il présida un tribunal irrégulier constitué pour punir les loyalistes à la couronne britannique... Le sens du terme s'est perdu au fil du temps et si l'on aime redécouvrir le sens étymologique des termes, il me semble difficile de reprocher à quelqu'un de ne pas se référer à son sens propre, premier, qu'il ne connaît pas forcément. C'est un peu comme si on lui faisait le reproche d'une "bavure linguistique". Dans ce cas précis, c'est le fait d'être rattaché à un événement politique et historique très fort qui lui interdirait le passage dans la langue courante. À la fois il faut avoir conscience de l'origine des mots et de leur trajectoire (on parle alors de mémoire discursive car les mots portent avec eux une mémoire dont ils sont tributaires) et en même temps considérer qu'ils ne sont pas non plus figés et que leur sens peut évoluer. La langue est à tout le monde.

  • Réclamer que des mots soient uniquement réservés à certaines populations en fonction des contextes peut sembler assez dangereux. Ici, c'est pour développer un discours "progressiste" que paradoxalement semble être prônée une forme de retour à un "conservatisme" figé de l'usage du terme. Sur le terrain politique et social, au-delà de ce cas, la bataille autour des mots n'est pas un phénomène récent mais semble prendre de l'ampleur. Est-ce un front de lutte de plus en plus âpre ?

En tout cas, c'est une bataille qui n'est pas du tout anecdotique. La bataille autour des mots est primordiale dans la lutte politique et sociale. Autour des mots il y a des enjeux de territoires identitaires. Il existe un rapport très fort entre la langue et le social, voire l'histoire, le politique et l'idéologique. Lâcher du terrain sur les mots ce serait aussi, lâcher du terrain sur les revendications et sur tous les pré-requis qu'il y a dans la lutte. Si on doit revendiquer ou se battre pour la reconnaissance d'un certain nombre d'actes qui ont été commis, il faut que les mots aient une certaine utilité pour les militants. On ne veut pas qu'ils soient utilisés par extension à d'autres cas que ceux pour lesquels ils étaient utilisés au départ. C'est lutter pour le sens des mots et la possession, entre guillemets, de ces mots. On le voit quand un parti essaie d'utiliser les termes de ses adversaires. Par exemple, l'utilisation du terme "ensauvagement" par les partisans d'Emmanuel Macron. C'est une reprise des termes du Rassemblement national avec l'idée que si on utilise les mots on va peut-être avoir un effet de reconnaissance auprès des sympathisants du RN. Perdre des mots 'spécifiques' serait perdre du terrain sur les revendications dans le cadre d'une bataille politique. Si toutes les thématiques pour lesquelles les militants se battent passent dans le langage populaire cela risque d'être à terme plus des postures que des concepts.

Anne-Claire Ruel