Alors que je peinais à m'intéresser de nouveau à la communication politique, un ami m'a soufflé : "tu devrais écrire un billet sur 'Mylène', le documentaire. La puissance de sa marque est phénoménale alors que ça aurait pu totalement mal vieillir". Intriguée, j'ai donc regardé avec curiosité les trois épisodes de "Mylène Farmer, l'Ultime création" disponible depuis le 25 septembre sur Amazon Prime Vidéo. Caméra à l'épaule, le réalisateur Mathieu Spadaro suit pas à pas l'artiste lors de toute la préparation de ses concerts donnés en juin 2019 à Paris La Défense Arena, des répétitions aux coulisses de l'immense salle de spectacle.
De l'auteure, interprète, productrice, parfois compositrice et actrice (oui tout cela), je ne connaissais pas grand chose, du moins, c'est ce que je croyais. Des textes à double sens perçus comme sulfureux évoquant le sexe, la mort et les tabous. Des spectacles hors normes à l'image des clips, véritables courts-métrages où la pudique artiste se dévoile pourtant nue. Un univers tout à la fois gothique, érotique et mélancolique. Une passion pour la discrétion et le mystère, notamment depuis un drame survenu en 1991. Un fan obsédé par l'artiste avait alors fait feu sur le réceptionniste de sa maison de disque Polydor. Ce dernier avait refusé de transmettre l'adresse de la chanteuse.
Comme beaucoup, je peux reconnaître en un clin d'oeil Mylène Farmer grâce à sa chevelure rousse flamboyante et ses costumes de scène uniques créés par le talentueux Jean-Paul Gauthier depuis le début des années 90. À l'instar de la plupart d'entre vous, de manière impromptue, il m'arrive de jouer quelques uns de ses titres dans ma boîte crânienne ou les fredonner lors de leurs passages à la radio. Sans y avoir prêté attention, ils étaient là, inscrits dans ma mémoire depuis près de quarante ans. Tout comme l'empreinte vocale unique de leur interprète.
Tout cela aurait déjà dû me mettre la puce à l'oreille depuis bien longtemps. Mylène Farmer est bel et bien une marque que nous connaissons tous, sans même en avoir conscience. Une marque très puissante dotée de symboles et attributs esthétiques permettant d'asseoir son identité unique. Une marque qui a réussi le tour de force de ne pas se renier au fil du temps, tout en disparaissant ponctuellement des radars médiatiques. Un ovni sur la scène musicale devenue l'apanage des consultants en marketing en costumes ajustés, adeptes de tableaux Excel aussi obscurs que colorés. À propos de chiffres et statistiques, dans les articles consacrés à l'artiste et sa stratégie médiatique, on cède souvent à la facilité : Mylène Farmer manierait à la perfection le "marketing du silence" qui veut que plus vos apparitions sont rares, plus le désir de vous entendre s'accroît. Bien sûr, le désir naît du manque, en amour comme ailleurs. Mais c'est assez réducteur pour décrypter un phénomène de cette ampleur.
On dit également que Mylène Farmer est une icône gay et qu'à ce titre, sa communauté est fidèle et très engagée. C'est vrai, elle l'est. Les paroles de ses chansons et la scénographie de certains de ses spectacles, en sont le témoignage évident. Plongée au coeur d'un univers sophistiqué, esthétique et glamour, Mylène Farmer passe tour à tour de l'androgynie assumée à la féminité exacerbée. Mais, cette étiquette ne peut expliquer à elle seule la puissance de sa marque et sa longévité. Il n'est qu'à jeter un oeil sur sa page wikipedia pour comprendre l'incroyable succès de l'artiste et son palmarès complètement hors norme. Un palmarès dont j'ignorais tout, rappelé en quelques chiffres éloquents à la fin du documentaire consacré à l'artiste : le spectacle qui s'est déroulé en juin 2019 a été classé comme un des dix plus gros dans le monde pour une artiste féminine en 2019. La chanteuse est par ailleurs l'unique artiste française à figurer dans ce classement. Mylène Farmer est la première artiste à pouvoir remplir neuf soirs de suite le Paris La Défense Arena en accueillant plus de 235 000 spectateurs dans la plus grande salle d'Europe. En 2009, la chanteuse remplissant déjà deux stades de France en seulement trois heures.
En réalité, plus qu'une icône gay, Mylène Farmer est surtout une icône qui semble "vraie". Et c'est ce qui saute aux yeux lors du visionnage du documentaire éponyme. Vraie, ne veut pas dire transparente, contrairement à ce que sous-entendent certains apôtres du "marketing de l'authenticité" qui en font une vertu cardinale dans leurs exposés projetés en assemblée. L'image est pensée, strictement contrôlée. Tout est calibré. Les chorégraphies millimétrées. La promotion savamment orchestrée. À l'évidence, le marketing est omniprésent et pourtant l'ensemble semble sincère. Un oxymore pour le communicant Thierry Herrant tant les mots "marketing" et "sincérité" s'opposent en tout point. À l'image de l'artiste tout à la fois drôle et mélancolique, forte et fragile, timide et extravertie, pudique et provocatrice, distante mais proche de son public. Et c'est cette intégrité perçue et mise en scène, autrement dit la cohérence entre ses pensées prêtées, les actions réalisées et les mots prononcés qui lui confère une place singulière.
Depuis des décennies, Mylène Farmer se présente face à son public sans faire de compromis avec les acteurs du "marché". Mais sachant aussi très bien utiliser ses lois. En propulsant la chanteuse Alizée, âgée d'à peine 16 ans, avec son complice Laurent Boutonnat, compositeur du titre suggestif "Moi Lolita", elle a créé ainsi une sorte de produit dérivé, multi diffusé. Quoi qu'il en soit, l'artiste fait de cette posture une force et un marqueur identitaire puissant. Lorsqu'elle refuse de jouer le jeu médiatique de l'interview ou de frayer avec le milieu du show-business, elle se distingue. Quitte à être boycottée par certains médias. Lorsqu'en 1988, elle quitte les Victoires de la Musique quelques minutes avant de se produire pour recevoir son prix, elle ne transige pas. "J'ai passé des heures en coulisses pour les répétitions de cette soirée", explique-t-elle. "Tout le gratin du show-business était là et ces gens m'ont écœurée. Ils se détestent tous". En 2005, alors qu'elle venait de recevoir le prix de l’« Artiste féminine des 20 dernières années », la chanteuse, absente, enverra un communiqué explicite, dans lequel elle rappelle à l'ensemble de la profession que son dernier single s'intitule "Fuck Them All"... Une posture risquée, gonflée, mais alignée et conforme à la transgression qu'elle prône en chanson et qu'elle adopte en actes.
Tout comme les marques dont la longévité détonne, Mylène Farmer a un positionnement clair et cohérent, immédiatement reconnaissable, pour l'ensemble de l'opinion publique. Son identité est forte et unique, sans jamais essayer de se conformer aux normes. L'artiste a ainsi compris, avant l'arrivée du streaming et du piratage, que les spectacles sont un lien indéfectible entre un artiste et son public et qu'ils doivent être de vrais événements. Décors, costumes, coiffures, projections, danseurs, musiciens, lumières... Elle ne fonctionne pas à l'économie pour remercier ses fans venus l'applaudir. La sincérité qui se dégage de cette démarche vient du respect et de l'attention portée à ses spectateurs pour tenir ses promesses, répondre à leurs attentes tout en restant fidèle à son identité, sa relation au monde et aux autres. Le documentaire, qui bien évidemment lui est favorable, montre qu'elle ne ménage pas sa peine pour soigner son entrée sur scène. Elle répète inlassablement ses pas de danse comme ses chansons, pour peaufiner la scénographie et l'habillage scénique afin d'offrir à son public un spectacle singulier et démesuré. Face au résultat final, les fans mesurent certainement le travail fourni et donc in fine sa volonté de produire le plus beau spectacle possible. Il lui est d'ailleurs arrivé de ne pas toucher de cachets lors de ces tournées tant ses spectacles étaient onéreux.
Tout son travail réside dans la production de contenus créatifs et artistiques à forte valeur ajoutée, sans cesse renouvelés. L'artiste ne dispose d'aucun compte sur les réseaux sociaux pour exposer son intimité et ne donne que très rarement des interviews. Ce sont ses communautés de fans et sa maison de disques qui assurent le relais sur les plateformes. Elle reconnait volontiers sa peur de l'abandon et son besoin de reconnaissance, tout en protégeant farouchement sa vie privée. Comme toutes les marques intemporelles, Mylène Farmer a également compris très tôt qu'il fallait diversifier les formats pour créer l'événement au-delà des concerts qui sont de fait des événements en soi. Le tout en séquençant les sorties pour donner plus d'écho à la promotion : des clips, véritables courts-métrages, en passant par la voix d'un personnage de film d'animation, du cinéma à l'écriture et au dessin de contes pour enfants, des éditions limitées au lancement surprise du nouveau single qui accompagne le générique du documentaire, jusqu'à la diffusion de son concert à Paris La Défense Arena au cinéma. L'artiste n'hésite pas non plus à multiplier les références littéraires, cinématographiques et architecturales, créant une sorte de continuum entre tous les arts à l'image de ses formats.
Dans les coulisses de Paris La Défense Arena, la tension est palpable. Les plans se succèdent laissant apparaître une artiste extrêmement concentrée et impliquée lors de la fabrication de ce spectacle. En voix off, elle explique sa démarche à ses fans. Car tout se joue aussi dans le lien affectif qu'elle noue avec eux et plus globalement avec l'ensemble de la société. Désormais inscrite dans l'inconscient collectif, la marque de Mylène Farmer participe à la construction d'un imaginaire universel et intemporel de la transgression et de la marginalité. "Les cabossés vous dérangent. Tous ces fêlés sont des anges" assure-t-elle. Sa marque est puissante parce qu'elle s'adresse aussi aux invisibles, à ceux qui n'ont ni voix, ni visages. À ses fans. À tous ceux qui se sentent différents, à part, en retrait. À tous ceux qui éprouvent de la difficulté à vivre et aspirent à plus de liberté. Soit une partie de la population, parfois exclue et ignorée, que l'artiste promet de réhabiliter. Du moins, en chansons.