Toucher et être touché… Se blottir au creux d’une épaule ou accueillir dans ses bras un ami pour le réconforter. Autant de gestes simples et silencieux du récit de nos intimités. Pourtant le confinement nous en prive pour une durée indéterminée. Cette situation anormale va-t-elle transformer notre manière d’interagir avec l’autre ? Comment la communication non verbale peut-elle s’adapter ? C’est la question que j’ai souhaité élucider en interrogeant Élodie Mielczareck. Sémiologue, spécialiste du langage et bodylanguage, auteure et conférencière, elle répond à nos questions.
Interview audio d'Élodie Mielczareck
Crédit générique : Almeria
- Nous sommes des animaux sociaux privés de nos semblables en temps de confinement, comment instaurer une culture de la socialité sans la dimension du toucher ? Comment de nouveau être spontanés, aimer, rire ensemble sans pouvoir s’approcher ?
C'est en effet complexe car de nombreuses dimensions de la communication non-verbale sont impactées par l'événement que nous vivons. J'en développerai ici principalement trois :
- la proxémique (proxemics en anglais) : développée par E.T Hall et liée à la distance entre les individus. Cette dimension est également en lien avec la question de la "territorialité". En confinement, notre territorialité est réduite et selon notre type de personnalité (sémiotypes), nous ne le vivons pas tous de la même manière...
- le toucher (haptics en anglais qui a donné "haptonomie"), c'est en effet la dimension la plus absente de nos échanges actuels. Qu'il soit professionnel, social ou personnel, nous restons des "animaux" sensibles à cette dimension. Son absence crée des troubles psychologiques, notamment dans le cadre du développement cognitif de la petite enfance.
- l'infra-verbal, ce qui se situe au niveau bio-chimique : tous les messages subliminaux que nous envoyons à notre corps défendant si j'ose dire (phéromones, odeurs, etc.)
- le supra-verbal ou symbolique : tout ce qui a trait à l'image de soi, la manière dont on présente notre corps (sa force, ses formes, son attractivité) et dont on l'accessoirise. La période de confinement invite à revisiter un certain nombre de rituels dans la présentation de soi à l'autre : plus de maquillage, plus de costards-cravate, etc. Cela a une incidence sur l'image que l'on projette de nous-même.
- Le télétravail est efficace, mais remplace-t-il pour autant les réunions ? Les apéros Zoom sont-ils un ersatz pertinent de convivialité ? La technologie montre-t-elle ses limites ou au contraire, est-elle le prolongement logique de ce corps qui se soustrait des regards en temps de confinement ?
La technologie comme prolongement logique du corps est un phénomène qui ne date pas du COVID. Serge Tisseron en parlait déjà avec la notion d’ "extimité" : le fait que notre intimité soit fièrement arborée sur les réseaux sociaux. Ce qui change ici, c’est que nous n’avons pas le choix, et cela fait toute la différence. D’autant que le canal de la communication se réduit à un seul paradigme : celui de l’information. Or, comme le rappelle Dominique Wolton, informer n’est pas communiquer. Nous sommes surtout des êtres sociaux, c'est-à-dire des êtres de communication plus que des êtres d’information. Et le fait d’avoir des dimensions de la communication non-verbale en moins, des informations en moins dans l’échange, cela impacte grandement la communication entre les individus. Le sens devient plus littéral, plus terre-à-terre. Le second degrés et l’ambiguïté du langage supportent mal les canaux digitaux. Autrement dit, la visioconférence est efficace pour transmettre de l'information, moins pour communiquer c'est-à-dire échanger du contenu de manière incarnée et vivante. C'est aussi ce qui explique la prolifération des "émoticônes" et des "likes" qui permettent de remettre de l'humain au sein de plateformes numériques.
- Ne pas pouvoir toucher ou voir « en vrai » l’autre, nous prive-t-il d’une dimension essentielle des relations humaines ou au contraire, de nouvelles formes d’interactions plus riches peuvent émerger sur le long terme ?
Oui de nombreuses études en psychologie montre l’importance du toucher comme nous le disions. C’est vrai chez les animaux. Par exemple, chez les rats, le fait que la maman lèche le ventre de ses enfants stimulent leur appétit. Si elle n’effectue pas ce geste, ils se laissent dépérir. Chez les humains, les orphelins de Roumanie ont montré des retards moteurs et mentaux car ils étaient livrés à eux-mêmes. Le toucher est une stimulation, c'est une manière d’appréhender le monde. "Être touché" c’est à la fois du concret (au niveau des sensations) et du métaphorique (expression en langue) : être touché, c’est laisser entrer une partie du monde extérieur en nous.
- Le corps comme moyen d’interaction est le fruit d’une longue histoire culturelle et sociale. D’une personne à l’autre vit-on ce confinement de la même façon ? Ce confinement creuse-t-il un fossé entre générations ?
À mon avis les différences se situent à plusieurs niveaux différents et complémentaires :
1- Celui de la personnalité « animale » en nous, que j’appelle le "sémiotype" : c'est le temps de la Zoé dont parle Hannah Arendt, celui de l'espèce humaine (la reproduction, les besoins vitaux..)
2- Celui de la culturalité : le toucher et le contact est-il valorisé dans ma culture ou non ? Nous n'avons pas tous les mêmes codes en la matière.
3- Celui de la génération : à quel groupe d'appartenance j'appartiens au sein de la même culture ? À quelles pratiques je me réfère ?
4- Celui du vécu individuel de la personne, de son expérience : c'est le temps de la Bios, celui de l'expérience biographique propre à chacun.
- Tout comme il existe des gagnants et des perdants de la mondialisation, ça va-t-on vers une société de plus en plus polarisée entre les adeptes de la technologie et des réseaux, habitués à ces modes de communication désincarnés, et les moins enclins à ces nouvelles formes de sociabilité qui ne disposent pas des compétences techniques qu’elles requièrent ?
C’est possible. Il me semble que les formes de domination post-modernes (pour reprendre le terme sociologique de Michel Maffessoli) ont pour ressource le temps et l’espace : celui qui est maître de son temps et de son territoire est celui qui peut exercer son pouvoir sur autrui. À la fois psychologique et matérielle, cette forme de domination se réalise facilement à distance...
- Si le non verbal perd de son intensité en l’absence de rapprochement physique, les discours vont-ils évoluer vers un registre plus créatif et émotionnel ? Le poids des mots va-t-il s’accentuer ?
Je ne serais pas surprise de voir des discours davantage métaphoriques dans les mois à venir. Plus qu’une figure rhétorique, elle est un fonctionnement cognitif. Le chercheur James Geary nous rappelle que nous en utilisons neuf par minute. C’est une des découvertes récentes à la rencontre de la psychologie et de la linguistique : les métaphores sont incarnées (dites « embodied » en anglais), elles naissent de notre corps, de la manière dont il évolue dans l’espace. C'est la découverte linguistique majeure de la fin du XXème siècle avec les travaux de Lakoff et Johnson, désormais validée par les neurosciences.
- Ce corps désormais invisible pour cause de confinement est pourtant sur représenté sur les réseaux : chorégraphies sur Instagram, challenge sportif et même injonction à ne pas se laisser aller, notamment pour les femmes… Finalement, notre corps même invisible aux yeux de l’autre se doit d’être toujours parfait ? Est-ce à dire qu’il ne nous appartient déjà plus ?
Je crois que la théorie du cerveau mimétique, telle que la développe Jean-Michel Oughourlian dans la lignée des travaux de René Girard nous renseigne. Il est démontré maintenant par l’imagerie cérébrale que les zones du cerveau qui s’activent lorsque vous voulez s’effectuer un geste sont les mêmes que lorsque c’est vous qui réalisez ce geste. C’est aussi ce qui explique le succès des réseaux sociaux : vous vivez par procuration. Je crois que l’expérience du confinement c’est aussi celle d’un corps qui se dégage de ses obligations symboliques quotidiennes, liées au rituel et à la représentation : le maquillage, le port du soutien gorge, les habits impeccablement repassés, le costume, la cravate, tout cela sont des habitus, au sens bourdieusien du terme, que la caméra de la visioconférence vient parfois réactiver, mais qu’on peut se permettre de laisser de côté pour un temps. C’est peut-être ce décalage qui explique le succès des vidéos évoquées : parce que nos corps sont moins soumis à la contrainte de l’action et de la représentation, le fait de visualiser un autre réaliser ces challenges me permet, mimétiquement, de réhabiter mon corps symboliquement.
Pour en savoir plus :
Publications :
- Rapport de la Commission ministérielle "Image des Femmes dans les médias", 2008,
- Déjouez les manipulateurs, éditions Nouveau Monde, 2016,
- Ouvrage collectif Les Intelligences multiples en entreprise, Dunod, 2019,
- Revue Politique et Parlementaire, numéro de février 2019.
- La Stratégie du caméléon, Cherche Midi, mars 2019.
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