Vendredi 20 mars, 15h22. Je regarde par ma fenêtre, les yeux rivés vers le ciel. Fera-t-il beau demain ? Ces nuages disparaîtront-ils ? Soupir... Qu'importe puisque nous sommes tous confinés... Tous ? Non pas tous... Il y a deux jours de cela j'ai reçu un message d'une de mes étudiantes me prévenant qu'elle ne pourra pas assister à mes cours en visio. Elle repart travailler dans les rayons de son supermarché. Elle s'excuse, dit qu'elle fera tout pour rattraper... Comme toutes les caissières, tous les livreurs, toutes les infirmières, les ouvriers, les policiers... elle n'a pas le choix. Pendant que je travaille à distance tranquillement à l'abri de mon studio parisien, elle sera en première ligne. Pendant que d'autres quittent la capitale pour se rendre dans leurs maisons secondaires ou retournent chez leurs parents au risque de contaminer, elle remplira nos rayons pour remplir son réfrigérateur. Car, il faut bien manger. Et si l'on n'est pas aidé, comment payer son loyer ?
Oisiveté, lecture, films et repos pour les uns, travail, précarité et risques sanitaires pour les autres... Non, ce confinement ne recouvre pas la même réalité pour l'ensemble des Français.
Le journaliste britannique David Goodhart, dont l’un des sujets d’analyse est la mobilité, a démontré dans son ouvrage « The road to somewhere », qu’il existe un clivage social très fort entre les « Somewhere » (« les Quelque part ») assignés à une identité et un lieu défini et les « Anywhere » (« les Partout ») disposant d’une identité mobile qui peut les conduire jusqu'en Chine. Certains adeptes du progrès et de la libre circulation, confrontés à la crise sanitaire du coronavirus, ont refait les valises. Non pour Los Angeles ou Bali, mais pour le Perche, Cap Ferret ou le Luberon dans leurs résidences secondaires. Parfois, ils rejoignent leur maison familiale, berceau de leur enfance où ils se redécouvrent des attaches locales auprès des Somewhere. Eux n'ont jamais quitté les lieux.
Les uns, familiers des open-space et des conf call, apprennent qu'il leur est parfaitement possible de télétravailler. Les autres (personnels soignants, manutentionnaires, caissières, éboueurs, livreurs ubérisés et bien d'autres) vont travailler la peur au ventre pour remplir des tâches plus utiles à notre société que n'importe quel "ppt". Les premiers achètent de leur temps aux autres pour gagner du temps. Les seconds sont au service des premiers pour leur permettre d'en libérer. Aujourd'hui en première ligne, ils leur offrent peut-être plus de temps de vie...
Les inégalités d'usage et de maîtrise du temps, à l'aune de cette crise, sont de plus en plus criantes et se révèlent sans fard.
Une nouvelle lutte des temps émerge.
Pour tenter de rester dans la lignée de Goodhart, un autre clivage est à l'oeuvre. Dans un article à paraître dans le cahier de tendances 2020 de la Fondation Jean-Jaurès, écrit avant l'apparition du coronavirus, je l'ai appelé celui des « On Time » (« À temps »), c’est-à-dire les catégories sociales plus précaires, disposant d’un temps contraint et les « In Time » (« Dans les temps »), soit les CSP+ disposant d’un temps plus souple.
En effet, si les CSP+ ont tendance à sur-travailler bien au-delà du cadre horaire légal, notamment le soir, hors bureau, ils jouissent d’une certaine liberté et autonomie dans l’organisation de leur travail. Ils maîtrisent donc leur temps long. Ce qui leur permet notamment de travailler à distance. Ce sont d'ailleurs eux qui souffrent le plus souvent de la perte de sens de leur métier, non vital pour notre société. Plongés en pleine crise, comment ne pas relativiser les mails "TTU", très très urgent. Une urgence toute relative face au danger de mort. Un non sens en temps calme. Si tout est urgent, dès lors comment distinguer ce qui est « urgent important » de ce qui est « urgent pas important » de ce qui est « important mais pas urgent » et donc ce qui est fondamentalement stratégique, rappelle la sociologue Nicole Aubert, auteur du « Culte de l’urgence, la société malade du temps ».
Au contraire, les catégories socio-professionnelles moins qualifiées ont, quant à elles, un temps de travail plus strict, défini en termes d’horaires, parfois imposé par les besoins des employeurs ou le rythme cadencé d’une machine. Si elles maîtrisent leur temps à très court terme, elles sont parfois aliénées par le temps de présentiel, ainsi que des horaires flexibles et variables d’une semaine à l’autre. C’est aujourd’hui le cas pour certains ouvriers et employés de commerce et de services dont l'utilité sociale vient d'être plus que démontrée.
À l'ensemble de ces contraintes, j'ajoute l’allongement des distances domicile-travail pour obtenir des logements à prix plus abordables à la périphérie de ville ainsi que la dépendance aux contrats précaires qui empêche toute projection. Notamment pour les femmes actives peu qualifiées qui cumulent tâches professionnelles et domestiques. Elles sont aujourd'hui au front dans un hôpital ou un supermarché.
Hors crise, les plus favorisés achètent donc du temps aux plus précaires pour jouir de moments vacants et se libérer des tâches les plus difficiles et ingrates, notamment le dimanche ou en horaires de nuit ou décalés. En temps de crise, ils leur achètent du temps pour se nourrir, se soigner et se divertir.
Si l'on pointe fréquemment et à juste titre les écarts de revenus entre les deux catégories, désormais, il faudrait aussi mesurer les inégalités de temps et l'utilité sociale des métiers. Nous le comprenons aujourd'hui pleinement. C'est parce que le temps est tout ce que nous possédons que l’égalité dans son usage et sa maîtrise doit nécessairement définir une nouvelle forme de contrat social…
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