Réforme des retraites : l'anti-manuel de communication

Manifestation contre la réforme des retraites, le 29 janvier 2020, à Paris. (NOEMIE COISSAC / HANS LUCAS / AFP)

Ce jeudi 30 janvier, date fatidique de limite de dépôt des amendements en commission spéciale, les mines des députés sont renfrognées. En off, leur staff ne décolère pas non plus. Les 70 parlementaires de la commission ont reçu le projet de loi de réforme de retraite vendredi dernier. Pas moins de 64 articles et 1 029 pages d'étude d'impact très techniques à décrypter en six jours. Loin des voeux pieux d'association, l'heure est à la précipitation. Entre fantasmes, rumeurs et absence de réponses aux questions, pourquoi la communication autour de ce texte peut rapidement devenir un anti-manuel de gestion de crise ?

Sous-estimer le méta-risque d'opinion de cette réforme systémique

Cette réforme est la plus grande réforme sociale depuis l'après-guerre. Une réforme du système de retraite inédite depuis 1945, "destinée à transformer pour les décennies à venir un système social qui constitue l’une des composantes majeures du contrat social", rappelle le Conseil d'État. Or, qui peut se targuer d'y comprendre quoi que ce soit ? La sensation d'être assaillis par des bombes à retardement sociales, prêtes à exploser à chaque instant, contribue à accroître l'anxiété des foules, tout en ébranlant l’univers de référence et les convictions de l’ensemble de l’opinion publique. À commencer par la retraite par répartition. Les émetteurs de communication qu'ils soient individuels, politiques, associatifs, syndicaux, professionnels se multiplient alors entraînant de fait une autre forme de cacophonie à l'ère du clash. L'anxiété, la colère sont là, inévitables. Dans ce contexte de défiance où les manifestants battent le pavé depuis le 5 décembre, cette crise à tout pour se transformer en méta-risque d'opinion. Car les enjeux de ce texte obscur ne sont pas seulement sociaux, mais aussi économiques, administratifs, politiques et sociétaux... Comme tout départ de crise, si l'on connaît le début, impossible d'en connaître la date de fin. Au fur et à mesure des réponses apportées, les enjeux seront potentiellement exorbitants, multiples et se révèleront qu'au fil du temps. 

Prendre la parole sans pouvoir répondre aux questions simples

À ces considérations sociétales s'ajoutent des angoisses individuelles dans cette dialectique de l'un et du multiple qui s'exprime sous nos yeux. Quel sera le montant de ma retraite avec cette réforme ? Impossible de savoir, le simulateur censé nous éclairer sera mis en ligne dans six mois. Devrais-je travailler plus en 2022 ? Pas de réponse, il faut attendre la conférence de financement. Comment décemment présenter une réforme aussi fondamentale, sans en maîtriser les paramètres exacts ? Comment décemment affirmer qu'elle simplifie lorsque les zones d'ombre sont légion ? Sur les plateaux de télévision, les députés de la majorité sont flous, hésitants, imprécis. Et donc terriblement anxiogènes pour l'opinion publique. Car c'est bien connu, si c'est flou, c'est qu'il y a un loup. Impossible de communiquer et d'être audibles sur un sujet aussi technique et complexe. Surtout lorsqu'on ne dispose pas plus d'information que le reste de la population. Des Français qui craignent légitimement pour leur avenir, celui de leurs enfants ou petits-enfants. C'est seulement en rationalisant le risque, et donc en expliquant l'ensemble des modalités de mise en oeuvre de cette réforme, que les individus ont potentiellement l'opportunité de se désaliéner de leurs peurs. C'est uniquement à cette condition que le danger peut éventuellement se transformer en simple risque. Nous n'en prenons pas le chemin. Pire, cette confusion produit le sentiment que certains risques sont connus, mais volontairement cachés. À l'heure de Google Actualités, chacun exige légitimement le droit à l'information et une transparence totale et immédiate, récusant de facto l'incertitude ambiante. Qui plus est lorsqu'il s'agit d'une question de temps... Le temps. C'est justement de temps disponible pour jouir d'une retraite paisible qu'il s'agit pour les Français concernés. Du temps pour soi, hors de cette course effrénée au rendement et à la productivité, soit la seule "richesse" que nous possédons. 

Ne pas anticiper la réaction du Conseil constitutionnel après celle du Conseil d'État

Séïsme vendredi dernier. Dans son avis rendu public, la plus haute juridiction administrative étrille le gouvernement. Elle estime ne pas avoir eu "les délais de réflexion nécessaires pour garantir au mieux la sécurité juridique". En cause ? L'étude d'impact jugée, excusez du peu, "insuffisante"pour "certaines dispositions", ne répondant pas "aux exigences générales d’objectivité et de sincérité" et manquant de "précision", pour notamment "vérifier que cette réforme est financièrement soutenable". Un coup de tonnerre sans précédent. "Le Conseil d’Etat constate que les projections financières ainsi transmises restent lacunaires et que, dans certains cas, cette étude reste en deçà de ce qu’elle devrait être". Et d'ajouter : "Il incombe au gouvernement de l’améliorer encore avant le dépôt du projet de loi au Parlement, poursuivent les magistrats, en particulier sur les différences qu’entraînent les changements législatifs sur la situation individuelle des assurés et des employeurs, l’impact de l’âge moyen plus avancé de départ à la retraite […] sur le taux d’emploi des seniors, les dépenses d’assurance-chômage et celles liées aux minima sociaux". "Chaque euro cotisé ouvre les mêmes droits pour tous"  promettait Emmanuel Macron. Un sens total pour les juristes. Cet "objectif […] reflète imparfaitement la complexité et la diversité des règles de cotisation ou d’ouverture de droits définies par le projet de loi". Exit aussi la "lisibilité" affirmée par le gouvernement : "le choix d’une détermination annuelle de chacun des paramètres du système […] aura pour conséquence de limiter la visibilité des assurés proches de la retraite sur les règles qui leur seront applicables". Quant à la promesse de revalorisations des enseignants et des chercheurs pour ne pas être les perdants de cette réforme, la messe est dite "ces dispositions (sont) contraires à la Constitution".

C'est bien la question de la constitutionnalité qui est en jeu. Ce qui ne manquerait pas de compliquer la tâche d'Emmanuel Macron, bien au-delà de sa simple gestion de sa communication. Les juristes sous-entendent d'ailleurs sans ambages une éventuelle inconstitutionnalité du projet. Car in fine cette réforme peut tout aussi bien être rejetée non par la rue, non par le parlement, mais bien par le conseil constitutionnel lui-même.

Anne-Claire Ruel

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Publié par Anne-Claire Ruel / Catégories : Actu