Ce mercredi à 14 heures à Beyrouth, dans la salle de presse aux murs blancs, la centaine de journalistes internationaux se bouscule avant de parvenir aux chaises en bois alignées pour l'événement médiatique du jour : la première prise de parole de Carlos Ghosn, l'ancien patron de Renault-Nissan, qui après avoir fui le Japon, se trouve aujourd'hui au Liban. Des journalistes français, bien sûr. Mais aussi libanais, américains, brésiliens et japonais qui diffuseront en direct sur leurs chaînes d'information respectives la tentative de défense du dirigeant d'entreprise en mondiovision. Quelle stratégie de communication a-t-il voulu déployer ? Quelles étaient ses messages et intentions ? Le point sur la question.
Imposer son récit pour ne pas se faire doubler
Si vous n'intervenez pas vous-même, quelqu'un d'autre s'en chargera à votre place. En communication de crise, personne ne doit raconter avant vous votre propre "vérité". C'est la règle de communication appliquée par Carlos Ghosn qui a décidé de prendre la main sur le tempo. Intervenez trop vite et vous ne serez pas prêt ; trop tard et vous laisserez libre court aux rumeurs ; quant au "no comment", il est spontanément associé à la culpabilité. Cette prise de parole était d'autant plus nécessaire que la diffusion d'une vidéo où il clamait son innocence en mai dernier ne le présentait absolument pas sous un jour favorable.
Gagner la bataille de l'opinion via un plan de communication séquencé
Si cette intervention, largement relayée, fait l'objet d'une très forte attention médiatique, elle est néanmoins que la clé de voûte d'un plan de communication plus complet fait de multiples interventions : la veille, la femme de l'industriel, Carole Ghosn, avait déjà pris la parole dans Le Parisien, en amont de cette conférence, pour préparer l'opinion. D'ores et déjà il est acquis que l'ex patron de Renault-Nissan interviendra au journal télévisé de 20h de TF1, la matinale de France Inter, puis C à vous pour assurer le suivi de cette prise de parole. Sans compter ses avocats qui ne manqueront pas de se relayer sur les plateaux télévisés pour assurer le SAV.
Associer le coeur à la raison pour susciter l'adhésion
Autrement dit, le principe même du storytelling. "J'avais le choix entre mourir au Japon ou partir. J'ai été l'otage d'un pays que j'ai servi pendant 17 ans" explique l'ex patron de Renault-Nissan. Pour Carlos Ghosn, l'objectif était clair : démontrer que non seulement son droit à une défense équitable était bafoué, mais qu'en plus ses conditions de détention au Japon n'était pas humainement tolérables. À ce titre, la mise en avant de sa relation "empêchée" avec sa femme durant neuf mois, le présentant comme un homme amoureux et donc humain, souligne ce trait. Tout en offrant la possibilité de délivrer une version, la sienne, de cette mise à l'écart.
Marteler un slogan calibré pour les médias
« I did not escape justice. I fled injustice. » Je n'ai pas échappé à la justice, j'ai fui l'injustice. Martelée en boucle, facile à retenir, cette punchline, destinée à être reprise en écho par les chaînes d'information sert de résumé du message développé longuement -trop longuement- par Carlos Ghosn lors de sa conférence de presse.
Paraître sous les traits d'un CEO
Documents (flous) projetés en arrière plan, air autoritaire et combatif,en costume-cravate, à force de gestes marqués, Carlos Ghosn souhaite visiblement apparaître sous les traits d'un patron déterminé. Une posture qui correspond en tout point à son style managérial et son tempérament. Loin de celle d'un justiciable qui fait l'objet d'une demande d'arrestation de la part d'Interpol, et qui a fui la justice d'un pays démocratique, sous réserve du contraire.
Elargir le champ des responsabilités aux dimensions financières, administratives et surtout politiques
En dénonçant le complot industriel et judiciaire, l'homme qui dit ne pas vouloir se présenter en victime... le fait tout de même. Carlos Ghosn sous-entend également à demi-mot que le président de la République française est responsable, en partie, du sort qui lui est réservé aujourd'hui. Alors ministre de l'économie de François Hollande, Emmanuel Macron avait augmenté la part de l'Etat dans l'actionnariat. "C'est là où le problème a commencé" pointe l'ex dirigeant de Renault, soulignant "l'amertume" des Japonais au sein de l'alliance Renault-Nissan. Et pour illustrer la surprise de son arrestation, il évoque même Pearl Harbor est une attaque surprise menée par les forces aéronavales japonaises en 1941. Le ton est donné.
Si les éléments de langage étaient certes répétés, que dire de la mise en scène chaotique de cette prise de parole : impossible de lire les documents présentés en arrière plan comme des preuves de la "bonne foi" de Carlos Ghosn. L'ombre démesurée de l'industriel, due à un éclairage fantomatique, rappelle les mugshots, ces photographies d’un prisonnier cadrant le visage et les épaules, généralement prise de face et de profil, lors de l’arrestation d’un individu. Et que penser des piques acerbes de Carlos Ghosn sur les performances de ses successeurs : « 20 millions d’euros par jour de valorisation perdus par jour depuis mon arrestation » pour Nissan rappelle-t-il. Une pointe d'orgueil qui n'a pas sa place dans ce contexte. Dans la même veine, le dirigeant s'est vanté d'avoir fait l'objet de plus de vingt livres. Il sera sans doute déçu de constater que le "top tweet" dont il a fait l'objet #CarlosGoshn rend pourtant peu hommage à l'orthographe de son nom...
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