Les smartphones clignotent. Une notification apparaît, prélude d’une nouvelle polémique à venir. Nos yeux se posent quelques instants sur ce condensé d’actualité avant de se détourner de guerre lasse. Fatigués. Fatigués de ces jeux de pouvoir, de ces informations qui nous semblent si lointaines, du défilé continu des images tout à la fois vides ou trop chargées de sens, qui saturent nos petits et grands écrans. Si l’homme est un animal politique. Il semble aujourd’hui un animal politique lassé. Et à cette fatigue existentielle s’ajoute une forme de lassitude civilisationnelle. À l’image des héros houellebecquiens, l’Occident traîne son désespoir et son épuisement en porte-étendard. Les leaders de ce monde ont beau tenter d’imposer leurs "grands récits nationaux", rien n’y fait. L’Union européenne vacille ; la colère des Gilets jaunes s’essouffle en France. Bien sûr la jeunesse, à l’instar de la jeune fille sauvage en forêt dans la fiction française, donne de la voix pour nous sortir de cette atonie mais elle se bute à l’indifférence d’un système apathique, symbole de cette lassitude du « dernier homme », prophétisée par Nietzsche dans « Ainsi Parlait Zarathoustra ». La fin du courage, le renoncement, tout le monde en parle sans le définir vraiment. Qui blâmer tant l’expression « fatigue démocratique », en elle-même, est si difficile à appréhender de part sa réversibilité ? Est-ce démocratie libérale qui est fatiguée ou le peuple qui s'est lassé d’elle ? Quelles réalités se cachent derrière ce terme ? Que signifie cette expression au regard de notre civilisation ? Pour comprendre ce qui se joue sous nos yeux, place aux chercheurs. Et pour ce premier éclairage, la parole est à Pierre Lefébure, maître de conférences en science politique à l’université Paris 13, chercheur au laboratoire Communication et politique (LCP-IRISSO, UMR 7170), spécialiste de communication politique, des comportements de participation et du rapport des citoyens aux médias.
La fatigue démocratique, tout le monde en parle mais personne ne la définit réellement : pouvez-vous nous donner votre définition de ce qu’elle est et de ce qu’elle n’est pas, des mots et des maux qui la caractérisent ?
En démocratie, comme dans la vie, il y a la bonne et la mauvaise fatigue…Depuis longtemps en science politique on s’efforce de distinguer les jugements et préférences des citoyens, d’une part, sur les principes fondant leur système politique (ici, la démocratie représentative) et, d’autre part, sur les acteurs et les institutions qui assurent le fonctionnement de ce système. Il y aurait ainsi un plus ou moins haut degré de légitimé du système par distinction d’un plus ou moins haut degré de satisfaction envers le personnel politique et l’action publique. L’hypothèse est que la structure des préférences sur le premier plan est relativement solide car enracinée dans les mentalités et la culture d’une société donc a priori sensible seulement à un grand bouleversement. Inversement, les jugements sont beaucoup plus volatiles sur le second plan, soumis aux aléas de la vie politique (scandales, renoncements aux « promesses » de campagne, incapacité à produire des résultats satisfaisants…) et aux évolutions ressenties de l’économie (chômage, pouvoir d’achat) ou ponctuellement d’autres sujets. Si fatigue il doit y avoir, au sens d’exaspération, accumulation de frustration et insatisfaction, loin des intuitions sur une possible « crise de la démocratie » régulièrement exprimées depuis les années 1970, on attend plutôt qu’elle porte sur ce second plan. Le mouvement dit des Gilets jaunes en fournirait un bon exemple tant par sa contestation de la hausse des taxes sur les carburants que par ses expressions de défiance envers le président Emmanuel Macron.
Cette exaspération s'exprime-t-elle uniquement envers les forces politiques ou peut-elle être considérée comme systémique ?
Dans la mesure où les marques d’insatisfaction envers les acteurs et l’action publique s’accompagnent depuis une trentaine d’années de la hausse de l’abstention à certains types d’élections (municipales, législatives) et plus généralement à la moyenne de tous les scrutins, il faudrait considérer l’hypothèse selon laquelle, au-delà de la mise en cause du personnel politique, le désaveu s’étendrait en quelque sorte par capillarité au système lui-même. D’ailleurs, pour reprendre le cas du mouvement des Gilets jaunes tel qu’il relève a priori d’abord d’une logique d’insatisfaction, on constate qu’il a progressivement fait émerger des revendications assez généralisées quant aux fondements du système politique autour principalement du thème du référendum dit « d’initiative citoyenne » comme alternative au principe général de la représentation politique. Le rapport des citoyens aux alternatives à la démocratie représentative paraît cependant ambivalent et pas exclusivement orienté vers un ressourcement démocratique tel que le permettrait un recours plus fréquent à la technique référendaire ou à des modalités plus participatives. Les enquêtes socio-politiques de ces vingt dernières années indiquent ce qui semble être une disponibilité pour des formes autoritaires ou technocratiques chez une proportion certes variable mais toujours élevée de la population. Ainsi, dans le Baromètre de la confiance politique établi annuellement par le CEVIPOF, si environ 90% des interviewés marquent leur approbation envers « un système démocratique » depuis 2014, il y en a aussi (donc nécessairement en partie les mêmes individus) de 55 à 60% selon l’année qui approuvent « que ce soient les citoyens et non un gouvernement qui décident » mais aussi environ 50% pour « que ce soient des experts et non un gouvernement qui décident » ou bien encore entre 35 et 50% pour « un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du parlement ni des élections » !
Est-ce à dire que nous, citoyens, nous sommes des êtres irrationnels et déboussolés ? Cette tendance est-elle propre à la France ou s’observe-t-elle au-delà de nos frontières ?
Sans conclure brutalement à une incohérence des citoyens envers la forme de gouvernement à laquelle ils sont prêts à consentir, cela dénote à tout le moins que l’adhésion au référentiel démocratique ne constitue pas uniformément un absolu indiscutable. Le même phénomène s’observe dans de nombreux pays. Par contraste, divers travaux attestent que, en Suisse, selon des mécanismes aussi bien culturels, qu’éducatifs, sociaux et politiques, il y aurait un attachement généralisé et profond, quasiment intangible, envers le « modèle » politique helvétique et notamment sa composante de démocratie directe. Mais plus généralement, si les travaux qui examinent les évolutions des démocraties depuis la fin des années 1990 enregistrent bien un rapport de défiance ou de vigilance critique des citoyens envers leur système politique (Joseph S. Nye, Philip D. Zelikow, David C. King (dir.), Why People Don’t Trust Government, Harvard University Press, 1997 ; Pippa Norris (dir.), Critical Citizens. Global Support for Democratic Government, Oxford University Press, 1999), ils peinent à éclairer ce que pourraient souhaiter ces mêmes citoyens dès lors qu’on ne considère pas uniquement les noyaux militants revendiquant activement telle ou telle solution.
Comment appréhender et expliquer cette ambivalence selon vous ?
Une possible explication à ce rapport ambivalent à la référence démocratique qu’on décèle donc en France comme dans la plupart des pays comparables est fournie par des travaux empiriques américains qui concluent à une pratique de « démocratie furtive » de la part des citoyens (John R. Hibbing, Elizabeth Theiss-Morse, Stealth Democracy. Americans’ beliefs about how government should work, Cambridge University Press, 2002). C’est-à-dire que, pour une large part d’entre eux, la préoccupation prioritaire est celle de la satisfaction que l’action publique doit leur procurer en assurant notamment prospérité, paix, ordre public, services publics… Or, aux yeux des citoyens, le moyen pour atteindre ces objectifs serait de manière pragmatique une bonne gestion « technique » des affaires publiques plutôt que le processus politique permettant de sélectionner une vision du monde (idéologie, programme électoral…) concurremment à d’autres ou permettant aux citoyens de s’impliquer plus ou de décider par eux-mêmes. D’où un attachement hérité et diffus mais non essentiel à ce qui fonde la référence démocratique et la disponibilité pour d’autres modes de « management » des affaires publiques. Un corollaire de cette analyse consiste à pointer l’intérêt de cette large partie des citoyens pour l’idée que les responsables politiques de tous bords travaillent ensemble plutôt qu’ils ne s’opposent. Cela peut se traduire par une sorte de bon sens commun consistant à attendre du personnel politique qu’il exécute sa tâche technico-managériale de conduite des affaires publiques en prenant les bonnes idées d’où qu’elles viennent et en assumant pour cela des compromis permanents entre partis adverses plutôt que d’attendre des acteurs politique qu’ils se confrontent fidèlement à leurs convictions respectives en s’efforçant de les faire triompher les unes contre les autres. Dans un tel cadre, une société pourrait donc pratiquer furtivement la démocratie, c’est-à-dire s’y référer ponctuellement et y conserver un attachement formel ou symbolique tout en fonctionnant structurellement selon d’autres principes. Cette idéalisation d’un pragmatisme apolitique s’éloigne de l’idéal et de la fonction opérationnelle de la démocratie comme système permettant d’arbitrer entre des intérêts irréductiblement différents, voire contradictoires, en recourant à des procédures institutionnalisées d’agrégation des préférences des citoyens (référendum, élection d’assemblée représentative…).
Quelles sont les causes de cette fatigue démocratique ? La lenteur du système confrontée à des citoyens en attente de résultats immédiats, la généralisation des électeurs consommateurs et l’extrême volatilité du vote, la fin des partis conjuguée à un système représentatif à bout de souffle, les fractures et polarités territoriales et sociales en France comme ailleurs, l’arrivée dans l’ère de la « post-démocratie » théorisée par le politologue britannique Colin Crouch ? Peut-être tout cela à la fois ?
Si on peut interroger un certain degré de responsabilité des institutions et de leur manque d’adaptation aux évolutions sociales et politiques (Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Seuil, 2010 ; Aeron Davis, Reckless Opportunists. Elites at the End of the Establishment, Manchester University Press, 2018) ainsi que des phénomènes de détournement de ces institutions au bénéfice des groupes les mieux dotés en ressources et en capacité d’influencer la décision publique (Eugen Schattschneider, The Semi-sovereign people. A Realist’s view of democracy in America, Holt, Rinehart and Winston, 1960 ; Colin Crouch, Post-Democracry, Polity, 2004), la simple dénonciation d’une post-démocratie trompeuse et dédiée à l’intérêt des élites économiques méconnaîtrait donc la relativement faible disponibilité d’une large partie des citoyens pour régénérer et refonder la référence démocratique. Bref, où qu’on porte le regard, les nouvelles ne seraient pas vraiment bonnes !
Pourrait-on, malgré tout, assister à une forme de résurgence démocratique , une « bonne » fatigue démocratique ? Quelles sont les sources d'optimisme ?
Si on admet qu’un système politique recherchant sa légitimité à partir de la référence à l’idée de démocratie ne peut être qu’une épreuve continue et ce, quelles que soient les procédures sur lesquelles il repose, alors la perspective est moins pessimiste. On pourra dire que les acteurs les plus motivés (et souvent les plus insatisfaits aussi) sollicitent, voire contestent, le système et le font travailler, grincer, se tordre, de telle sorte qu’il puisse s’ajuster en pratique conformément aux principes qui le fondent en théorie. Le théoricien du droit Hans Kelsen, contemporain de Max Weber, voyait comme lui s’engager la modernisation politique des sociétés européennes (bureaucratisation, extension du suffrage, création des partis politiques…) et, s’interrogeant sur La démocratie, sa nature, sa valeur (1920), assumait de la définir non comme un ensemble fini et fixe d’institutions et de procédures mais, de manière dynamique, comme « la tendance à l’identification des gouvernants et des gouvernés » (selon de multiples possibilités articulant liberté et égalité et qui restent à déterminer). Or, « tendre à », c’est être en chemin plutôt qu’arrivé à destination, jamais en repos. L’effort, voire la « bonne » fatigue (peut-être jusqu’à certains moments d’épuisement), serait donc consubstantiel à la visée démocratique, précisément inachevée parce que son actualisation inclut la possibilité, effectivement saisie par les acteurs politiques, de la corriger et de l’adapter continument aux attentes ou revendications qui s’expriment à son égard. Reste que la référence démocratique n’est pas confrontée qu’à l’effort continu qu’elle requiert envers elle-même mais aussi à la concurrence de modèles alternatifs tels que les diverses formes d’autoritarisme (dont des formes subverties de système précédemment démocratiques : « démocratie illibérale », oligarchie), de relativisme des valeurs, de détermination religieuse de l’ordre politique d’une société ou de pragmatisme managérial dépolitisé. Cette concurrence envers la référence démocratique avait été présumée résiduelle au sortir de la Seconde Guerre mondiale puis s’était cristallisée dans l’antagonisme entre modèle de la démocratie libérale et modèle d’inspiration marxiste-léniniste dit de « démocratie populaire » jusqu’au déclin de ce second modèle après 1989. Nombre de politistes avaient alors théorisé la possibilité d’une attractivité de plus en plus puissante, voire irrésistible, de la référence à la démocratie libérale et s’étaient appliqués à caractériser et comparer les différentes vagues de démocratisation dans le monde et les conditions de sa « consolidation » et de son « enracinement ». Depuis une dizaine d’années, l’attention se réoriente vers les possibles incomplétudes et fragilités des systèmes se revendiquant de la démocratie. Les conditions ne seraient plus suffisamment réunies pour que l’effort continu requis par la démocratie puisse servir à son ressourcement critique, soit que le contexte où l’activité critique se développe ait trop changé soit que l’activité critique elle-même soit plus viscéralement négative et dénonciatrice.
Faites-vous référence aux mutations médiatiques qui ont pu jouer un rôle dans l’émergence de cette fatigue démocratique ? Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Par exemple, les conditions du débat public contradictoire se seraient gravement détériorées sous l’effet de la temporalité accélérée du traitement médiatique des affaires publiques et des possibilités numériques de diffuser à large échelle des informations volontairement trompeuses (Yochai Benkler, Robert Faris, Hal Roberts, Network Propaganda. Manipulation, Disinformation, and Radicalization in American Politics, Oxford University Press, 2018). Les moyens d’information ne fourniraient donc plus un cadre stabilisé et rationalisé de la confrontation des idées et des préférences (Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, 1993 [1962]), mais un terrain libre d’antagonismes exacerbés, sorte de « free fight des opinions ». En outre, la perception par les citoyens qu’élus, partis et institutions ne prennent pas en compte leurs demandes, que des groupes d’intérêts discrets et puissants font orienter les décisions publiques à leur avantage exclusif, et que des phénomènes décisifs sont désormais hors de portée des institutions politiques nationales (mondialisation libérale et action des entreprises multinationales, normes supranationales de l’Union européenne, réchauffement climatique, phénomènes migratoires…) compromettent la promesse démocratique de souveraineté populaire ici et maintenant. A cet égard, la réussite du slogan « take back control » de la campagne en faveur du Brexit lors du référendum britannique de 2016 marquerait bien l’appétence d’une large partie des citoyens pour une trajectoire « réactionnaire » au sens littéral de retour à l’état antérieur, fût-il plus fantasmé qu’avéré, d’un cadre démocratique assurant à une population l’exercice effectif de sa souveraineté. L’interrogation sur une « mauvaise » fatigue démocratique s’inscrit dans le cadre de tels dérèglements structurels. Il s’agirait d’une exaspération envers le cadre (supposément) démocratique qui ne garantit plus ce qu’on attend de lui et non pas d’un effort à l’intérieur de ce cadre en vue de sa future amélioration. L’examen méticuleux de la bonne et de la mauvaise fatigues démocratiques et des possibles articulations entre elles appelle encore de nombreux travaux.
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