Pire que la colère, l'indifférence des foules

Des forces de l'ordre utilisent des gaz lacrymogènes sur des manifestants pacifistes lors d'une manifestation sur le pont de Sully à Paris, le 1er juillet 2019. (MATHIAS ZWICK / HANS LUCAS)

Sur le perron de l'Élysée, le ciel est bleu et le tapis rouge de sortie. François Hollande tape affectueusement Emmanuel Macron dans le dos qui lui sourit. Nous sommes le 14 mai 2017 et le nouveau locataire s'empare des clés du château. Avec le recul les images prêtent à rire tant on mesure le ressentiment des deux hommes aujourd'hui. Vinrent alors l'affaire Benalla, les sorties peu amènes du président au sujet des Français et l'irruption sur les plateaux télévisés aseptisés des Gilets Jaunes venus bousculer l'establishment politico-médiatique confortablement installé dans cet entre-soi patenté pour faire entendre leur part de vérité. Après avoir liquidé la gauche, Emmanuel Macron a rayé de la carte politique la droite suite à l'élection européenne. Tout l'échiquier s'est sensiblement déplacé vers la droite. Les électeurs ont suivi, bon gré, mal gré, déboussolés. Plus de deux ans après ce qui a été une campagne exceptionnelle, non au regard de l'intérêt des programmes, mais du fait de sa violence et de l'ascension fulgurante du candidat du "en même temps", plus de deux ans après un quinquennat des plus éruptifs, le souffle est retombé.

Mon intérêt aussi.

Pourtant la politique, l'engagement partisan et l'analyse de l'ensemble des modalités d'être au monde me passionnent comme la plupart des Français. Comment expliquer que subrepticement, j'ai -il faut bien l'avouer- complètement décroché. Cette mise en retrait a commencé au moment de l'épisode des gilets jaunes, je crois. Hors de question de prendre la parole sur le sujet : comment décrypter ce qu'il se déroulait sous nos yeux alors que cela demanderait du temps et un cadre scientifique et universitaire ? Et plus largement quelle crédibilité accorder aux propos des commentateurs sans une once de recul ? Corollaire de cette tyrannie de l'immédiateté, la pensée est atrophiée. Mais plus étonnant, suite à l'épisode gilets jaunes, au fil des mois, les élections européennes, moment fort de la vie démocratique comme tout scrutin, m'ont laissée totalement de marbre. Non pas que les enjeux de fond, tels que la crise climatique ou le manque de justice sociale, ne m'interpellent pas plus haut point comme la plupart d'entre nous. Mais les luttes de pouvoirs entre acteurs semblant, eux-mêmes, ne plus y croire m'ont déstabilisée. Inquiète, j'ai partagé mon ressenti avec des membres de staffs politiques de gauche comme de droite. Et là, stupeur. C'était leur métier, mais ils en étaient au même stade de désintérêt avancé. Tristes et blasés.

Un peu comme l'ensemble des Français. Comment les en blâmer ?

Car résumons la situation : aujourd'hui, les journalistes deviennent politiques, embrassant une nouvelle carrière ou commentant de manière partisane. Les politiques deviennent éditorialistes, mettant en scène leurs sorties. Les partis deviennent des médias à force de tweets et de vidéos Youtube. Et in fine, les Français détestent les trois. Un exemple m'a tout particulièrement frappée durant la campagne des élections européennes : le mélange têtes de liste et chefs de parti sur le plateau de France 2 lors du débat organisé par la chaîne. Parfaite traduction de l'état actuel de la politique française en pleine décomposition : la personnalisation de la politique, la nationalisation des enjeux européens, le renouvellement factice des candidats...

Aujourd'hui, les partis avancent masqués. Les Insoumis s'adressent aux "fâchés mais pas fachos". LaREM a oublié le "en même temps" depuis longtemps, menant une politique que Nicolas Sarkozy n'aurait pas reniée. Le RN tente de montrer qu'il n'est pas extrême à la faveur d'un rapprochement avec certains LR quand les autres regardent avec insistance les troupes de l'Élysée. La benjamine du clan Le Pen revient sur le devant de la scène pour achever la "normalisation" du parti initiée par sa tante. Les écologistes affirment aujourd'hui vouloir également élargir leur base militante à droite. « Il va falloir à minima que tous les mouvements écolos se retrouvent dans la même maison, mais surtout, on veut construire le grand mouvement politique de demain » déclare Yannick Jadot sur France inter tout en précisant qu’il accueillerait « la personne écolo depuis une heure me va aussi bien que celle qui est écolo depuis 40 ans », qu’elle soit de gauche ou de droite. Nous avons eu l'expression "changer de logiciel", nous avons désormais l'appel à "dépasser le clivage partisan".

Tectonique des plaques, mode "on".

La vie politique a évolué, mais les partis ne veulent le reconnaître. Finalement, ils sont dans leur propre bulle de filtres, victimes de leurs biais cognitifs. Les frontières partisanes bougent, mais personne ne veut clarifier, ni affirmer son positionnement idéologique. Le positionnement partisan qu'on nous sert ne correspond en rien au positionnement réel. Et pourtant le clivage droite-gauche est loin d'avoir disparu, et pourtant la nuance et le débat sont plus que jamais nécessaires. À ce jeu, les Français ne sont pas dupes. Souvent ils se radicalisent tant la situation leur semble figée, quand ils ne manifestent pas pour franchir le mur du son médiatique. D'autres s'investissent au local, espérant plus de prise avec le réel. Signe que l'intérêt pour la chose publique n'a absolument pas disparu. Mais que l'indifférence pour le jeu politique est généralisé. À ce poker menteur s'ajoutent des prises de paroles désincarnées, des postures de communication mâtinées d'opportunisme politique que l'on soit en France ou que l'on s'exprime à l'international, des échanges confus, une absence de débats... Pas de quoi susciter l'adhésion des foules sentimentales. Et pourtant, on a soif d'idéal.

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