Depuis quelques semaines déjà, les tweets sur l'affaire Benalla crépitent comme autant de balles entre adversaires déclarés. D'un côté les soutiens d'Emmanuel Macron, à commencer par ses députés fantassins, toujours prompts à défendre ce chef à qui ils doivent tout. De l'autre les attaques répétées de l'opposition rassemblée, sinon sous un même oriflamme politique, du moins sous le même étendard de contre-pouvoirs réunis pour dénoncer le scandale et faire éclore la vérité. Après une longue -très longue- aphonie dont ils sont les seuls responsables, leurs voix se sont faites entendre avec force. Leurs voix qui s'étaient tues au fil des saisons en raison, certes, de la virtuosité du chef de l'État à saturer l'espace médiatique, mais plus encore par l'absence blâmable d'idées pour penser le monde. Contre toute attente pour le commando qui a assailli et s'est emparé du Château, aux quatre points cardinaux de France en pleine torpeur estivale, les audiences de la retransmission en direct des auditions d'enquêtes grimpent aussi vite que le mercure dans les thermomètres : les citoyens sont là, les yeux rivés sur leur écran, tentant d'interroger leur rapport au politique et aux affaires de la Cité, à la Constitution et la démocratie, le tout de manière intelligente et réfléchie face à un exécutif porté par un président aveugle ou feignant de l'être, semblant interroger la séparation des pouvoirs, méprisant l'ensemble des corps intermédiaires, en premier lieu ici la presse, mais aussi les représentants du peuple, hors clan.
De la conquête du pouvoir jusque dans ses limbes s'est affûtée une pensée antidémocratique, au sens de la philosophe Sandra Laugier et du sociologue Albert Ogien, dont l'affaire Benalla n'est qu'un symptôme de plus dans un monde en souffrance, secoué par des spasmes politiques d'une violence sociale inouïe. Si en France, les traits d'image du président liés au mépris sont de plus en plus prégnants au sein de l'opinion, que dire -toutes choses étant égales par ailleurs- de l'attitude désinhibée de Donald Trump à l'Ouest, de l'illibéralisme des gouvernements hongrois et polonais de Viktor Orbàn et d'Andrzej Duda à l'Est, ou bien encore du racisme de l'italien Matteo Salvini face à la crise migratoire au Sud. Dans toutes les démocraties libérales, la haine des contre-pouvoirs est de plus en plus patente. Au nom d'un ou plusieurs scrutins gagnés, les représentants élus à la majorité s'arrogent le monopole de la représentation du peuple et l'exclusivité de la décision politique sans débats, au détriment de valeurs inhérentes et consubstantielles à la démocratie. Car tapi derrière cette méfiance envers toute forme d'opposition, surgit le soupçon de l’incapacité du peuple à s’occuper des affaires publiques. "Cette forme très construite de dérive populiste, autrement appelée "illibéralisme", selon le terme forgé par l'intellectuel américain Fareed Zakaria ("The Rise of Illiberal Democracy", Foreign Affairs , nov.-déc. 1997) s'inscrit à rebours de la version jusqu'ici dominante de la démocratie -qui était 'libérale'" rappelle L'Express. "Par 'libérale', il faut entendre "un système politique non seulement marqué par des élections libres et équitables, mais aussi par l'Etat de droit, la séparation des pouvoirs et la protection des libertés fondamentales d'expression, de réunion, de religion et de propriété" explique l'intellectuel.
À une autre échelle, c'est bien de cela qu'il s'agit. L'affaire Benalla est un scandale éthique, politique et démocratique qui porte en germe toutes les dérives du macronisme, cette présidence "montgolfière" qui s'élève hors-sol gonflée de certitudes, incapable de percevoir que la fracture d'opinion est aussi une fêlure sociale. Incapable de reconnaître l'ampleur de la faute jouant la carte de la dédramatisation et de l'euphémisme à outrance face à la violence physique et sociale réelle, le tout porté par un président de commando pour qui la fin justifie les moyens au sens dénoncé par Hannah Arendt. Finalement, peu leur importe que les institutions soient respectées puisque l'efficacité est érigée au rang de dogme pour cette petite clique hétéroclite arrivée à l'Élysée. Le président, protégé par son immunité, se meut en chef de clan, oubliant une partie des Français dans cet entre-soi crépusculaire pour la fonction présidentielle. Un comble, pour qui portait la promesse de moralisation et de renouveau. Une aberration qui vient heurter de plein fouet la cohérence du propos et que les Français ne risquent pas de pardonner facilement si l'on en croit les précédents quinquennats. Le chef de l'État défend Alexandre Benalla, idéal-type macronien de l'homme qui s'est érigé seul, devant un parterre conquis de députés LREM à la Maison de l'Amérique Latine siégeant dans la commission d'enquête, tout comme l'ex garde du corps le protège de son image dans les colonnes des journaux et sur les plateaux en saturant l'espace médiatique, au prix d'un cynisme et de mensonges éhontés. Qu'importe l'hybridation des valeurs du privé et du public forgeant cette nouvelle noblesse d'État pour qui prime la transgression entrepreneuriale ou individuelle et le culte du marché, portée par la fougue de la jeunesse, l'ambition et l'audace et un dévouement sans faille à leur chef. Qu'importe les corps intermédiaires (journalistes, élus, associations, syndicats) envers lesquels il n'a aucune dette et dont il se méfie comme du lait sur le feu, il suffit d'adopter des postures, de vilipender la presse, de changer le cadrage, de réduire à son volet policier ce scandale politique, médiatique, institutionnel et judiciaire pour dévitaliser cette affaire d'État. Qu'importe les interrogations des Français, délégitimés en une seule expression ("l’émotion populaire"), à qui cette nouvelle élite hybride réfute la capacité de comprendre et de prendre collectivement des décisions respectueuses de l’égalité, de la justice et de la dignité.
"Nous sommes dans un univers où il y a de plus en plus d’informations, et de moins en moins de sens" écrivait Jean Baudrillard. L'audience des commissions d'enquête tend à montrer que les citoyens, intelligents et résolus à comprendre le droit constitutionnel et les rouages étatiques, sont en quête de sens, de transcendance, d'un projet, d'âme... Finalement, la révision constitutionnelle a bien lieu. Elle est débattue en direct sous nos yeux.
Anne-Claire Ruel
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