"Puis-je vous dire, monsieur le président, qu'il n'y a pas que le Sénat qui fait du benchmarking. Les migrants font un peu de benchmarking pour regarder les différentes législations à travers l’Europe qui sont les plus fragiles". Devant la commission des lois du Sénat qui l'a invité ce mercredi 30 mai, le ministre de l'Intérieur a défendu l'allongement du délai de rétention administrative des déboutés du droit d'asile. Pour l'ancien professeur de lettres, l'occasion d'utiliser un terme tout droit sorti de l'univers du marketing : le benchmarking. Oui, benchmarking... Soit dans la langue de Molière, une évaluation comparative... Cette sortie est tout sauf anodine et révèle, en creux, la logique à l'oeuvre au sein de l'exécutif et les dynamiques qui le traversent.
Euphémisation de la violence sociale et marqueur de classe
Bienvenue dans l'univers "start-up nation" de la République en Marche. Un monde où la novlangue du marketing et de l'entreprise, ce sociolecte aseptisé issu du business, s'est imposée au fil des prises de parole de ses représentants. Cécile Alduy, professeure de littérature à Stanford, en Californie, et chercheuse associée au Cevipof de Sciences Po, décrypte les ressorts du langage employé par Emmanuel Macron et ses proches pour Le Monde. Elle explique : "En fait au-delà du vocabulaire, finalement assez courant, c’est un tropisme économique plus profond analysé par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme [Gallimard, 1999] : c’est de voir le monde par le prisme de la rationalité économique avant tout." Quand bien même il s'agit de migrants, pour la plupart dans un état de détresse totale, obligés de fuir leur pays d'origine au péril de leurs vies. Une forme d'euphémisation insupportable de la violence sociale. Doublé d'un marqueur de classe. Car hors caractère indécent des propos de Gérard Collomb, coutumier du fait (il avait déjà évoqué la "submer(sion)" de certaines régions par les "flux de demandeurs d'asile" le 4 avril reprenant alors la sémantique frontiste), si l'on s'intéresse de manière purement tactique et cynique à cette saillie du côté de la réception des Français qui pourraient partager son point de vue -en d'autres termes, des électeurs de droite-, elle s'avère également très maladroite. Pourquoi ? Parce que Gérard Collomb a tout bonnement oublié qu'il était filmé lors de cette intervention devant la commission des lois. En temps normal, sur les plateaux télévisés, les politiques prennent soin d'éviter ce vocabulaire dressant une frontière entre les "sachants" appartenant au monde ouvert et les autres, dont l'univers est très éloigné de celui des grands groupes ou du marketing. En France, l'anglais est assez mal maîtrisé et induit, de fait, ce que Cécile Alduy appelle un "marqueur de classe" qui peut donc se révéler "à double tranchant". Les classes populaires, pourtant réfractaires à l'arrivée de migrants, pourraient être rebutées par ce vocabulaire de fait excluant.
Une partie d'échecs politique avec pour ligne de mire 2020 et 2022
Emmanuel Macron est un fin stratège. Tout le monde s'accorde sur ce point, si ce n'est sur la politique libérale menée tambour battant. Il n'est qu'à voir la manière dont il a réussi à pulvériser toute opposition et neutraliser Nicolas Hulot, encore aujourd'hui sur la question du glyphosate. Une fine partie d'échecs. Face à une personnalité comme Gérard Collomb, qui aime rappeler son soutien de la première heure au locataire de l'Élysée et son implication sans faille pour la bataille des municipales de 2020, deux possibilités s'offrent au président. Soit le chef de l'État choisit de conserver cette pièce maîtresse du jeu comme un pilier à valeur symbolique délimitant son champ d'action. En d'autres termes, les visites hebdomadaires de Gérard Collomb au chef de l'État se poursuivront. Le ministre de l'Intérieur est et restera la ligne assumée de la fermeté absolue en matière d'immigration mâtinée d'une forme de poujadisme affichée dont l'hostilité à la réduction à 80 km/h la vitesse témoigne, le tout à des fins consuméristes pour séduire l'électorat populaire. Charge aux autres membres de l'exécutif d'adopter une posture plus modérée pour contre-balancer ces propos (pourtant dans la ligne du discours de Calais d'Emmanuel Macron prononcé en janvier). Une "partie" qui ressemble à celui de Nicolas Sarkozy. L'ancien chef de l'État se servait de ses ministres pour élargir son spectre électoral : à NKM la modernité, pour Guaino le gaullisme, à Guéant la droite conservatrice, pour Morano la droite populaire... A chacun son électorat, tous au service de l'Élysée. Ou bien, retournement de situation : au regard de cette sortie et de la précédente qui avait déjà fait parler d'elle (Gérard Collomb avait estimé que les manifestants du samedi 26 mai étaient "complices" des casseurs "par leur passivité") le président décide de se séparer une bonne fois pour toute de l'encombrant ministre Collomb, pour son aile gauche, à l'occasion d'un possible remaniement. Bien évidemment, avec les honneurs, en y mettant les formes pour ne pas humilier le fidèle.
Les derniers mouvements montrent que le jeu évolue : si l'opposition s'est évidemment saisie des propos de Gérard Collomb pour les dénoncer avec vigueur, quelques voix se sont également faites entendre au sein de la majorité. Il en va ainsi du député LREM Gabriel Attal sur France Inter : "S'il y a un benchmark qui est fait aujourd'hui par les migrants, c'est mourir chez eux ou survivre ailleurs". Idem du côté de l'exécutif, en la personne de Jacques Mézard, ministre de la Cohésion des territoires qui nuance en déplaçant le curseur sur la question des passeurs : "Je crois que la réalité, c'est que ces femmes et ces hommes sont utilisés par des réseaux mafieux". Le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux ne dit rien de moins sur LCI, sans toutefois remettre en cause le ministre de l'Intérieur : "C'est fait par les filières de passeurs. Quand on dit qu'on accueillera tout le monde, derrière il y a du crime organisé et du trafic d'êtres humains". Échec et mat ? "Les échecs. Le seul d'entre tous les jeux qui échappe à la tyrannie du hasard" écrivait Stefan Zweig. Encore plus lorsque le joueur s'appelle Emmanuel Macron.
Coup de cœur, coup de gueule, coup de tonnerre, n’hésitez plus : venez débattre et tweeter. Cette page est aussi la vôtre vous vous en doutez. Pour "Fais pas com’ Papa", un seul hashtag : #FPCP et une seule page Facebook : Fais pas com' papa.