"Ce débat sera-t-il le point culminant de la campagne ? Y aura-t-il un avant et un après débat pour l'opinion publique ?" demandent en choeur les journalistes en charge du suivi de la campagne à la cohorte de commentateurs qui se bousculent sur les plateaux à l'approche du moment fatidique ce mercredi 3 mai. "Bien sûr !" serait-on tenté de répondre histoire d'ajouter une once de dramaturgie à ce rituel bien rôdé. Mais n'en déplaise aux geeks politiques, pas de surprise. Les opinions sont en général déjà bien arrêtées. Difficile de les faire évoluer via un duel télévisé. Marine Le Pen et Emmanuel Macron le savent : ils ont tous les deux beaucoup plus à perdre qu'à gagner dans ce type de confrontation qui tient du rituel cathodique. Gare au faux pas pour ne pas dévisser.
Certes la France n'a pas inventé le débat politique à la télévision mais elle a fait de cet échange d'entre-deux-tours un rituel inébranlable très profondément enraciné dans notre tradition républicaine. Durant la campagne, « le héros doit donc étonner apparaître là où on ne l’attendait pas, proférer la devise qui étonne ou l’injure qui tétanise, et bien entendu vaincre. Homme seul au départ, il doit capitaliser les soutiens, faire revivre des entreprises, des villages ou des banlieues, apporter le succès là où régnaient que misère et désespoir » explique Jean-Paul Gourevitch, dans son ouvrage "L’image en politique" . En d'autres termes, il poursuit un cycle éternel et universel qui débute à la déclaration de candidature, se poursuit par la mise en danger face à ses concurrents, avant de parvenir à la victoire après le passage "obligé" qu'est le duel télévisé.
Ultime face à face, le débat est le dernier obstacle des "héros" médiatiques, désormais bien connus du public, avant l'intronisation de l'un d'entre eux lors de la soirée électorale. Après s'être jaugés et parfois invectivés à distance, ils vont désormais se toiser dans un duel hautement symbolique sous le regard des Français. A l'heure où la France semble déchirée "le spectateur, en regardant la télévision, s’agrège au public potentiellement immense et anonyme qui la regarde simultanément, et entretient de ce fait avec lui une sorte de lien invisible. C’est une sorte de “common knowledge” double lien et anticipation croisée : “Je regarde un programme et je sais que l’autre le regarde, qui lui-même sait que je le regarde”» rappelle Eliséo Véron dans la revue Hermès (Stratégies, acteurs et construction des collectifs, Médiatisation du politique, n°17-18). Les trois temps de la politique à la télévision (ou la trilogie passé, présent et futur) sont réunis lors de cette soirée qui emprunte une dramaturgie propre au rituel. Augures, incantations, déclarations, rien ne manque. Les émotions individuelles et collectives sont exacerbées ; la tension du direct inévitable. Le mythe est ainsi à chaque fois réactivé et forge la légende collective qui se dessine sous nos yeux : « Vous n’avez pas, M. Mitterrand, le monopole du cœur ! », « Vous êtes devenu l’homme du passif »... autant de répliques qui restent à jamais inscrites dans notre panthéon politique commun.
Or, si la valse des politiques poursuit son ballet, depuis quelques décennies, les codes de ce débat peinent à évoluer. Les deux candidats assis se font face, encadrés par deux journalistes, farouches gardiens des règles érigées par le CSA, seul véritable maître des horloges lorsqu'il est question d'élections. La symbolique du dispositif scénique calculé au millimètre près témoigne d'une forme d'entremêlement entre espace sacré et profane à l'aube du dénouement. Comment se préparer à cette épreuve du feu? Pas de secret, s'entraîner et s'entraîner encore. Si le fond est parfaitement maîtrisé par les candidats qui connaissent sur le bout des doigts leur programme, les dernières heures sont consacrées à la forme. Mais la forme n'est-elle pas le fond qui remonte à la surface comme l'écrivait Hugo ? Maîtrise du timing et des répliques qui font mouche, tout est travaillé. Et si Emmanuel Macron et Marine Le Pen affirment ne pas utiliser de sparring partners chargés de jouer le rôle de l'adversaire, c'est en règle général la méthode d'entraînement utilisée. Lors de ce débat, les deux impétrants ont tout intérêt à prendre de la hauteur pour habiter d'ores et déjà la fonction présidentielle. Pas question de tomber dans le piège facile de la colère et l'agressivité. La télévision est une loupe qui accentue tout mouvement d'humeur. Toutefois, l'échange promet d'être parfois tendu entre ces deux candidats que tout oppose. L'occasion de révéler leurs aspérités et tempéraments.
Le soir même et le lendemain, les experts, s'interrogeront pour savoir qui a gagné ce combat au sommet. Les spéculations iront bon train et coloreront les prochains jours. Mais là n'est pas l'important. Celui qui inversera la donne, au-delà de l'élection, sera celui qui s'adressera véritablement aux classes populaires de la France périphérique malmenée, celle des petites villes et des espaces ruraux, pour faire de notre société atomisée, fracturée, blessée, un territoire enfin unifié et -soyons fous- réconcilié. Vaste programme qui nécessite de regarder en face une bonne fois pour toute les questions économiques occultées par facilité.
Anne-Claire Ruel
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