Gamin génial de la Silicon Valley, môme adopté par une famille américaine modeste, parti de rien pour bâtir un empire, Steve Jobs s'est érigé au rang de véritable mythe au fil des années, pleuré par le monde entier à sa mort. Ambitieux sans limites, assoiffé de domination, son sens inné de la décision n'a d'égal que son intelligence mâtinée de brutalité. Pourtant, trois ans après sa disparition, son ombre plane encore au-dessus de nous. Certes, ce jeudi 16 octobre, une nouvelle "keynote" a encore eu lieu devant un parterre de journalistes intrigués, mais les temps ont changé. Son prophète n'est plus et la ferveur des foules s'est peu à peu atténuée. Normalisée, aseptisée, Apple montre des signes d'essoufflement, quand bien même les plus dévots se pressent encore devant les portes closes d'un Apple store à Paris, New-York ou Sydney. Comment Steve Jobs a-t-il réussi à susciter un tel culte de la personnalité ? C'est peut-être un peu grâce à Aristote.
Soyez un pirate... et misez tout sur Aristote
« Why join the Navy, if you can be a pirate ? ». Pourquoi rejoindre la Marine quand vous pouvez être un pirate ? Cette phrase fétiche de Steve Jobs résume à elle seule le personnage. Apple a beau être un géant, dans toutes ses interventions, son fondateur vous donnera l'illusion qu'il s'agit en réalité d'une start-up à peine sortie de son garage. Coup de maître. En parlant avec enthousiasme et passion, il insuffle son énergie à l'auditoire. De la même façon que lorsque vous chuchotez, votre interlocuteur se met à en faire de même, par mimétisme, si vous êtes critique, vous serez immédiatement associé aux griefs formulés. Au contraire, le positif attire toujours le positif et Steve Jobs sait très précisément l'être. En témoigne ses nombreux "faux" tics de langage savamment travaillés. "Phenomenal, incredible, awesome", sans oublier le fameux "one more thing", devenu un véritable gimmick permettant d'introduire une innovation majeure... Steve Jobs ponctue toutes ses conférences par ces mots "totem". Le procédé rhétorique - appelons-le "disque rayé"- consiste à sampler le message. Cette technique de communication participe non seulement à l'élaboration de la "marque" Steve Jobs, mais elle concourt également à susciter l'adhésion du public, captivé par l'enthousiasme du conférencier. Aristote, le génial philosophe grec dont les idées sont toujours aussi vivaces et éclairantes des siècles après sa mort, a défini cinq principes qui permettent de convaincre une foule. Steve Jobs les applique à la lettre dans toutes ses interventions.
1.Toujours privilégier le contenu soit appliquer le mantra "informer, cultiver et distraire" pour intéresser le public.
2. Soulever une question perçue comme étant d'importance pour l'auditoire.
3.Proposer une solution au problème que vous avez présenté ou répondre vous-même à la question rhétorique que vous avez posée.
4.Exposer les avantages apportés par votre solution
5. Impliquer le public dans l’action
La force de Steve Jobs ? C'est un conteur hors pair et un farouche adepte des métaphores. L'un des meilleurs au monde. Lors de chacune de ses interventions, il raconte l'histoire d'Apple tout en construisant la marque sous vos yeux. Dans un article intitulé "Charismatic Leadership and Rhetorical Competence: An Analysis of Steve Jobs' Rhetoric", deux chercheurs britanniques démontrent que Steve Jobs savait pertinemment jongler entre les différents styles selon les interlocuteurs et les situations. Pour Aristote -encore lui- lorsque nous nous exprimons, nous utilisons trois registres : le pathos et donc les émotions, le logos soit la logique, les arguments rationnels et l'ethos, la crédibilité de l'orateur. "La singularité de la communication de Steve Jobs, c'est qu'elle est portée par le personnage lui-même, incarnée au même titre qu'il incarne la marque qu'il a créée" explique Antoine Dubuquoy, co-auteur de "Steve Jobs, figure mythique"*, avant d'ajouter : "Son génie est d'avoir réussi à emporter l'adhésion d'un cercle toujours plus grand d'afficionados par sa capacité à raconter Apple et son univers. Jobs est un maître absolu du storytelling, tout au long de sa carrière." Allier l'émotion à la raison pour susciter l'adhésion, telle est la définition du storytelling. Elle s'applique parfaitement aux interventions de Steve Jobs qui réussit, en conjuguant habilement pathos, logos et ethos, à vous embarquer dans son histoire. Ecoutez son discours aux étudiants de Stanford en 2005. Il est parfait en tout point : phrase introductive avec une touche d'humour ; annonce du plan de sa présentation en trois parties ; pour chacune des parties -calibrées pour faire la même durée- présentation du thème général, suivi d'une anecdote relative à sa vie personnelle, pour finir par la transmission d'un message universel à destination de l'ensemble des étudiants :
"Vous ne pourrez prévoir l'incidence que certains événements auront dans le futur. Vous ne pourrez le faire que rétrospectivement. Vous devez croire que ces événements, en quelque sorte, vous connectent à votre futur. Vous devez croire en quelque chose. Dieu, la destinée, la vie, le karma, peu importe. Parce que croire que ces événements sont au final liés, vous donnera l'assurance nécessaire pour suivre votre coeur, même si cela vous écarte du chemin sûr et tout tracé. C'est ce qui fait toute la différence" (message délivré à l'issue de la première thématique abordée)
Tout au long de son discours, Steve Jobs démontre comment sa "petite histoire" personnelle a forgé la "grande Histoire" d'Apple, sans oublier d'ajouter de petites touches d'humour pour attiser l'attention de son public lorsque le discours se fait un peu long. Idem lors de ses keynotes."Il touche les foules en partageant sa vision de ce qui est bon pour elles. Il s'appuie sur la beauté et la simplicité pour créer le désir. Plus besoin de savoir ce qu'il y a dans la machine, seule compte l'expérience de l'utilisateur à qui Jobs va promettre qu'elle sera un moment unique et exceptionnel. Il joue sur l'émotion, son style casual, son langage simple et la précision de ses démonstrations" commente Antoine Dubuquoy.
Soyez sobre... et ne misez PLUS DU TOUT sur Aristote
Le philosophe grec, amateur invétéré de bijoux et les vêtements voyants, était connu pour son goût prononcé pour le bling-bling. Tout le contraire de Steve Jobs. Jeans et t-shirt noir, en moine télé-évangéliste, il subjugue les foules par des prêches clairs et simples. Le but de la manoeuvre ? Construire une marque en se parant de repères icôniques tout en laissant à penser, par la sobriété de son habillement, que le plus important, c'est le message qu'il est venu adresser, personnellement. La communication de Steve Jobs est tout sauf improvisée. " Sa communication est fondée sur la différenciation. 'Think different', 'je suis Mac vs Je suis PC'. Cela vise à affirmer en permanence qu'Apple est une marque exceptionnelle donc que ses utilisateurs seront eux aussi exceptionnels. L'incarnation du 'cool'. Le Steve Jobs des keynotes, c'est le 'boy next door' californien, celui auquel on peut s'identifier, à qui on a envie de ressembler. Très loin du patron tyrannique qu'il était dans le cadre de l'entreprise" révèle Antoine Dubuquoy. "Il y a chez Steve Jobs cette caractéristique commune aux américains -qui relève quasiment du cliché-, et aux anglo-saxons, une aisance naturelle à s'exprimer en public, travaillée dès le plus jeune âge. Fondée sur des convictions profondes : l'échec qui permet de rebondir, le culte de la réussite, l'esprit de la frontière et des pionniers. Go West young man !" Sa communication se veut créative, hyper maîtrisée et surtout scénarisée à l'extrême, que ce soit dès la présentation du premier Mac sur fond du tonitruant "Chariot de Feu", ou bien encore l'utilisation d'un cercueil comme métaphore...
Anne-Claire Ruel
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