L'article qui suit a été publié par Radio Rozana le 10 octobre 2015. Les journalistes Céline Ahmed et Al Basel Tadros sont allés à la rencontre d'habitants de Douma, ville contrôlée par le groupe Jaysh al Islam et assiégée par le régime depuis plus de deux ans. Dans un tel contexte, s'alimenter devient un combat en soi, face à la flambée des prix des denrées alimentaires au profit de commerçants sans scrupule.
"Manger un fruit en entier, c'est devenu une expérience un peu irréelle. C'est un peu comme l'histoire du premier homme qui a marché sur la lune: vous avez le sentiment d'accomplir un exploit", dit Abou Mahmoud, marchand de fruits et légumes à Douma, dans la campagne de Damas.
Abou Mahmoud a posé une petite couverture rouge sur le sol, avec un mètre qui lui permet de prendre des mesures très précises. Il dispose également d'un couteau dont la lame a été bien aiguisée. A côté, on peut voir une banane soigneusement découpée, en morceaux de deux centimètres.
"Je ne découpe pas les fruits ainsi pour gagner plus d'argent. De toute manière, et quoi que je fasse, je ne gagne pas grand chose", dit Abou Mahmoud. "Les gens ne peuvent plus se permettre d'acheter des bananes. Une banane coûte 400 lires syriennes [plus de 1,5 euros la pièce], parfois 500 [2 euros]. C'est pourquoi j'achète parfois quelques bananes que je découpe en morceaux de diverses tailles, selon la demande du client, pour que les gens puissent continuer à manger ne serait-ce qu'un petit bout de fruit..."
De la banane pour tous!
Ahmed, âgé de 21 ans, vient de quitter son lieu de travail, au marché du centre-ville de Douma. Il rentre chez lui, d'un pas pressé. Les yeux emplis d'un grand sourire, il ne cesse de palper, involontairement l'une de ses poches. C'est une véritable euphorie: il vient d'acheter une banane entière chez Abou Mahmoud, pour 450 L.S [1.75 euros].
"A quelques pas de la maison, dit Ahmed, j'ai croisé mon voisin et son fils, un tout petit garçon. Leurs vêtements étaient un peu déchirés et très vieux. Il faut savoir qu'ils sont d'une famille qui fut autrefois très aisée, mais c'était avant la guerre, bien sûr. Je les saluai et mis la main à la poche, avec hésitation. Et puis, je sortis la banane.
Ahmed coupa le fruit en deux. Il mit une moitié dans sa poche et donna l'autre au fils du voisin. Celui-ci la regarda avec étonnement pendant de longues minutes. "Le petit ne savait pas ce qu'il avait dans les mains", dit Ahmed, avec un sourire plein de douleur. "Il croyait, au départ, que c'était un jouet. Il n'avait jamais vu de banane de sa vie".
Etat de siège et commerçants sans scrupule
"La réouverture de la route reliant Douma au Camp d'Al Wafidin [à 20 km au Nord de Damas] a poussé un grand nombre de consommateurs à se déplacer afin d'acheter toutes les denrées alimentaires disponibles à un prix abordable, plus abordable en tout cas qu'à l'intérieur même de la ville de Douma", dit Abdallah, secouriste volontaire originaire de la plus grande ville de la campagne occidentale de Damas.
"Mais cette route a été très rapidement refermée. Au deuxième jour, en fait. Et les prix ont à nouveau flambé en 24 heures. Les aliments étaient encore plus chers qu'auparavant", ajoute Abdallah.
Ainsi va la vie dans cette ville privée d'eau, de denrées alimentaires, de médicaments, d'électricité, de gaz et de carburant. Une ville assiégée devenue une banlieue marginale, perdue où les denrées alimentaires ont atteint des prix irréels.
D'après Abdallah, les choses se détériorent chaque jour un peu plus: "Certains commerçants se sont enrichis sur le dos de la Révolution et de ses martyrs. Au début, ils faisaient passer les denrées alimentaires par le tunnel de Barzeh - Harasta, puis les stockaient pendant un certain temps et les vendaient ensuite 10 fois plus cher. Une jarre de beurre clarifié qui coûte 4000 L.S. partout ailleurs [16 euros] en coûte 56000 ici à Douma [230 euros]"
"Quant à l'aide fournie par le Croissant Rouge et approuvée par le régime lui-même, dès qu'elle arrive à Douma, elle est directement vendue aux seules familles de Douma qui peuvent se le permettre, à des prix exorbitants. Mais on comprend ces familles aussi, elles ne peuvent pas faire autrement pour éviter de mourir de faim", précise Abdallah.
A qui la faute?
La ville de Douma est sous le contrôle de Jaysh al Islam. C'est probablement la raison pour laquelle les habitants ont peur d'évoquer l'identité des "commerçants de la guerre" qui profitent du conflit pour s'enrichir. Certains habitants préfèrent donc garder une totale neutralité.
Lorsque nous avons posé la question à Abdallah, le secouriste volontaire, celui-ci a rougi de colère: "Mais tout le monde sait qui en est responsable, sauf que personne ne voudra jamais en parler. L'état de siège a épuisé tout le monde. Au lieu d'utiliser le tunnel Barzeh (à l'Est de Damas)-Harasta (au Nord Est de la capitale) ou la route qui mène au Camp d'Al Wafidin pour nous aider et alléger ces souffrances, c'est tout le contraire. Tous les moyens sont bons pour ces commerçants qui s'enrichissent constamment".
D'après les activistes de la ville de Douma, le blocus imposé par le régime sur la Ghouta orientale aurait fait 44 victimes depuis le début de l'année, dans un contexte de manque de médicaments et de denrées alimentaires sur les marchés; ces mêmes marchés qui ont été bombardés par l'aviation du régime en août 2015.
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