Du coeur de la Ghouta assiégée, après les raids

Photo Reuters

Le dimanche 16 août 2015, les avions du régime syrien frappent un marché bondé de civils à Douma, près de Damas. Plusieurs raids successifs, avec le lancement à l'aveugle de bombes aériennes, font 104 morts et 250 blessés au moins. Alors que des responsables de nombreux pays et d'organismes internationaux dénoncent un acte "interdit par le droit international", un jeune activiste et médecin de la Ghouta (zone de terres cultivées entourant la ville et la campagne de Damas, formant une sorte d'oasis), tente malgré les difficultés imposées par le blocus de sauver des vies. "Bo Basel" (c'est le pseudonyme qu'il choisit pour témoigner sur Facebook de l'enfer qu'il a vécu), croit un instant voir sa ville disparaître...

Quand je suis arrivé au centre de secours d’urgence quelques minutes après la frappe, quelqu’un parmi toute la foule m’a arrêté : « N’entre pas ! Le centre ne peut accueillir que les blessés ! ». Quelqu’un d’autre lui dit alors : « Laisse-le passer : il est médecin ! »

Comme j’aurais préféré ne pas être descendu et ne pas avoir vu ce que j’ai vu. Il y avait là une mare de sang où se mouvaient blessés, médecins, personnel médical…

Bien évidemment, tu arrives et tes confrères et camarades te regardent comme si tu étais leur sauveur, alors qu’ils savent pertinemment que, tout comme eux, tu es aussi impuissant qu'eux face à la catastrophe qui a frappé les habitants de la Ghouta.

Tu vois bien que les blessés gisant à terre sont bien plus nombreux et plus grièvement touchés que ceux qui sont alités. Chacun de leur côté, ces blessés rassemblent toute leur énergie pour lever une main, geindre, ou se plaindre de la douleur, comme s’ils t’adressaient un message : je suis touché et Dieu t’a élu pour me secourir ou pour que tu souffres de ne pas pouvoir me secourir…

Et, en l’espace d’un instant, alors que toi et tes camarades vous avez la gorge serrée et que vous réalisez que vous avez atteint le plus haut degré d’impuissance, une voix vous tombe dessus, comme si elle provenait du ciel…

Cette voix, vous l’écoutez attentivement, toi et tes camarades, pourvu qu’elle apporte de la sérénité à ces âmes blessées : « Hé, libérez le centre : l’avion a frappé une deuxième fois, et une troisième… et une énième fois ! »

Photo AFP/ Sameer al Doumy

Photo AFP/ Sameer al Doumy

 

Les blessés affluent les uns à la suite des autres et les âmes des martyrs montent au ciel les unes après les autres. Les réfrigérateurs se vident de leurs sacs de sang et les instruments chirurgicaux désinfectés se réduisent. Les sacs de sérum disparaissent et tu te démènes, toi et tes camarades, comme si la fin du monde était à vos trousses.

Même les blessés te regardent comme si tous leurs espoirs étaient placés sur toi. A peine en as-tu fini avec un blessé qu’un autre te supplie du regard de ne pas oublier que tu es responsable de son destin.

Alors que tu allais t’occuper d’un blessé, un autre auprès de lui t’interpelle en te tenant le bras : « Docteur ! Je vous jure que je suis arrivé ici avant lui ! Je suis arrivé ici dès la première frappe aérienne ! » Et là, tu souhaites te briser en mille morceaux pour remplacer un blessé, un frère, une mère ou un père en douleur qui aurait perdu un membre de sa famille…

Et puis ton confrère avec qui tu travailles main dans la main depuis l’arrivée des blessés te crie : « Viens voir, mon cousin ! Peut-être qu’il est mort mais je ne saurais trancher seul ! » et un autre vous lance : « Docteurs, venez voir ce blessé à qui vous avez ouvert la poitrine ! Il a l’air d’avoir rendu l’âme ! » et d’autres encore te demandent : « Celui-là qui respire par le cou, il a besoin de quelque chose ? On peut l’aider ? » et puis arrivent les frères venus partager ta peine et tu entends alors une autre voix : « Il y a des cas qu’on peut ramener à la Ghouta ».

Photo Bassam Khabieh/ Reuters

Photo Bassam Khabieh/ Reuters

Tu te sens encouragé en voyant qu’il y en a bien qui comprennent ce que tu ressens et qui t’aident à porter ta lourde tâche, car celui qui compatis avec toi a déjà été touché par ce qui t’a touché : « Docteur, vous voulez de l’aide ? » Je me tourne et c’est l’ophtalmologiste qui est venu de la Ghouta pour m’apporter de l’aide et faire son devoir que le destin lui a confié.

Et voilà le pédiatre, le neurologue et d’autres…

Chacun d’entre eux voit en ces blessés des visages familiers.

Et bien-sûr, tu te sens d’autant plus volontaire et tu veux continuer à travailler en voyant ces personnes vêtues de rouge – le personnel du Croissant rouge selon l’appellation reconnue. Ceux-là, dotés d’une volonté inébranlable, incomparable, sont le moteur et la raison même de poursuivre à chaque seconde.

Quelques heures après la frappe, tu balaies le centre du regard et tu ne vois plus de blessés à terre. Même s’il reste encore des blessés sur les lits, tu sens que la situation est tout de même sous contrôle.

Ici prend fin le secours d’urgence et ici même s’ouvre la tragédie. Car les membres de la défense civile – que Dieu les bénisse – ont préparé plus de 100 martyrs à l’enterrement. 100 personnes ont quitté ce monde pour retrouver leur Créateur et se plaindre de l’injustice qui les a frappés. 100 familles ont perdu au moins un membre chacune. 100 femmes ont perdu un fils, un mari ou un frère et 100 hommes ont perdu un fils, une femme, un père ou un frère.

Les médecins sont en salle d’opération, brisés par la fatigue, après avoir effectué plus de 70 chirurgies lourdes en quelques heures. Ils ont vu passer des intestins déchirés, des jambes coupées, des yeux crevés, des cous égorgés, et que sais-je encore… Ils sont toujours vêtus de vert, et tâchés de ce sang pur.

Quant aux soins intensifs et à la réanimation, ils sont en plein dans l’épreuve car, si les blessés passent quelques heures en secours d’urgence et en salles d’opérations, ils restent pour des jours voire des semaines en soins intensifs ou en réanimation.

# Et quiconque fait don de la vie (à une personne), c’est comme s’il faisait don de la vie à tous les hommes[*]

# Douma est exterminée

Bo Basel, du cœur de la Ghouta assiégée

 

 

[*] Verset 32 de la sourate 5 « La table servie ». Traduction du Coran par Denise Masson, p.113. Ce verset est entré dans le vocabulaire général de la langue arabe. Ayant, en grande partie, perdu sa connotation religieuse, il a été choisi comme devise par la défense civile syrienne.