Art et guerre, par Béatrice Fontanel et Daniel Wolfromm, Palette, 2014, réédition dans les prochains jours
Je n'ai plus besoin de présenter Daniel Wolfromm, mon compère de Culturebox. C'est l'un de mes partenaires de jeux depuis que je m'occupe des spéciales. Il signera un nouveau sujet dans notre émission du 11 novembre largement inspiré par cet ouvrage. Outre ses nombreux reportages sur la Grande Guerre, Daniel a aussi écrit un livre passionnant sur Jacques Moreau, photographe sur tous les fronts d'après 1915, "Nous étions des hommes", chez La Martinière.
Béatrice Fontanel est écrivain et iconographe. Elle a signé plusieurs ouvrages chez Palette, ainsi que deux romans ayant pour thème la guerre. "L'homme barbelé", prix Claude Farrère de l'ecrivain combattant et prix Jean d'Heurs du roman historique, et "Pluie noire avant l'aube", aux éditions stock.
Art et guerre est un livre grand public, qui part du même constat sidérant que pour la musique ou les sciences appliquées ; "la guerre de 1914" disent les auteurs, "a dynamité, à sa manière, les académismes, donné le coup de grâce à la peinture d'Histoire. Les canons esthétiques ont été concassés. Quant aux révolutions plastiques, nées dans les premières années du XXème siècle et jetées dans la centrifugeuse du premier conflit mondial, elles connaîtront des accélérations qui imposeront après la guerre la notion "d'art moderne"."
Le livre opère une sélection thématique qui développe ce propos. Comme le dira Frédéric Taddei dans notre spéciale, les peintres sont traumatisés au point de ne plus peindre les batailles, au sens factuel du terme, mais de témoigner uniquement de leur état d'esprit et de celui de leur camarades, poussant ainsi la tendance déjà amorcée à l'aube du XXeme siècle. Déjà, en 1912, la marche vers la guerre terrorisait Ludwig Meiner, qui se faisait démiurge :
Meidner, peintre et graveur expressionniste, a exposé une série complète de "paysages apocalyptiques", des villes détruites où les hommes déformés, désarticulés, tentent de prendre la fuite.
Les peintres sont évidemment sensibles à la souffrance, mais n'oublient pas d'extraire de leurs visions terrifiées de nouveaux axes graphiques à explorer. Comment traduire la violence sans la montrer ? Voyez ce que produit (au début de la guerre avant de changer de style) l'Anglais Christopher Nevinson :
"L'ambulancier Nevinson, écrivent les auteurs, fut le témoin halluciné de l'impact de ces tirs d'artillerie, leurs digonales, leurs lueurs aussi. Presque abstrait au départ du conflit, Nevinson deviendra peu à peu un peintre si réaliste que ses toiles seront censurées pour leur dureté, comme s'il avait renié sa fascination première pour les visions stylisées des explosions".
Certains assimileront même les hommes aux machines. La partie de carte, de Fernand Léger, représente des soldats de tôles. Colin Gill montre, dans "l'artillerie lourde", des hommes asservis a des engins.
Quant aux cubistes, l'ironie de l'histoire retiendra que les militaires, à leur manière, les ont reconnus avant les plus académiques des amateurs d'art. "Avant la guerre, [ils] étaient traités de Boches parce que leurs œuvres étaient surtout achetées pas des collectionneurs allemands, mais ils furent considérés comme suffisamment patriotes pour être engagés dans l'armée, quand les états majors alliés comprirent une notion fondamentale d'optique : la ligne brisée, les à plat de couleurs utilisés d'une certaine manière créent l'illusion, embrouillant les sens, intégrant l'objet au fond. (...) Canons, batiments, avions, navire, tous repeints à la manière cubiste, étaient plus difficilement repérables aux yeux de l'adversaire car leur contour n'apparaissaient plus."
Nous reviendrons là dessus en diffusant un épisode de "D'art d'art", que ne manquera pas de commenter Frédéric Taddei. (voir https://blog.francetvinfo.fr/editions-speciales-les-coulisses/2016/11/07/speciale-11-nov-ils-ont-peint-la-guerre-pas-les-batailles.html). Mais tous les cubistes n'ont pas eu la chance d'être affectés au camouflage. Fernand Léger était en première ligne. "Par dérision, il décréta que Verdun était devenue "l'académie du cubisme". Quant il découvrit une chaise projeté au sommet d'un arbre par le souffle d'un obus, il fit remarquer : les gens sensés te prendront pour un fou si tu leur présentes un tableau composé de cette façon.""
Le livre traite aussi les arts graphiques, et en particulier les affiches de propagande. Nous avions déjà abordé ce thème en chroniquant l'excellent "la guerre vue d'en face" (lien).
Il consacre aussi plusieurs pages à la guerre dessinée et gravée. Broquet, Vallotton, Heckel, Erler, Dix, et tant d'autres ont produit des images que l'Education Nationale n'ose pas encore montrer dans les manuels d'Histoire.
Les auteurs racontent comment l'Imperial War Museum passa commande d'oeuvres de grands formats à des artistes britanniques. Le but était d'exalter le courage des héros de la Couronne. Le musée dut renoncer à son projet face aux œuvres reçues. La peinture d'Histoire propagandiste était bien morte.
Finissons cette recension par les pages sur les gueules cassées, mais aussi de nombreux témoignages des combats peints ou gravés après la guerre (Otto Dix, par exemple). De nombreux artistes annonceront plus ou moins clairement ce qui allait suivre. Bon nombre d'entre eux rejoindront d'ailleurs la triste catégorie des "peintres dégénérés", tels que les qualifiaient les nazis.
Pascal Doucet-Bon