Le chemin des âmes, par Joseph Boyden, Albin Michel, 2006, le Livre de Poche
C'est la première fois que je chronique une fiction contemporaine dans ce blog. C'est ma consœur Nathalie Sapena qui m'a conseillé il y a deux ans la lecture du Chemin des âmes. Je ne la remercierai jamais assez. Je n'avais rejoint les éditions spéciales que depuis quelques semaines, et ce blog n'existait pas encore.
Xavier et Elijah sont cousins, presque frères. Dans leur forêt du nord canadien, ils refusent l'acculturation de l'homme blanc, de son école et de son Eglise. Leur passion, c'est la chasse. Leur talent et leur malédiction : un talent incroyable pour l'approche invisible de leurs proies, et une précision de tir démoniaque. Cette habileté leur vaudra de se retrouver au beau milieu de la bataille de la Somme, enrôlés dans les troupes canadiennes.
J'ai dévoré ce récit hallucinant, dont une petite part est vrai, et dont l'essentiel est une tentative de réponse aux questions de tous les grands romans de guerre : Comment rester humain au milieu de l'inhumain ? Comment comprendre l'incompréhensible ? Que signifie vraiment l'expression "sauver sa peau" ?
Qui l'a d'ailleurs vraiment sauvée dans la boue de Vimy ?
Le chemin des âmes (titre original "Three Day Road" ; il n'y avait pas de Canadien au Chemin des Dames ; le jeu de mot du titre est strictement français) est le premier roman de Joseph Boyden. Il l'a publié en 2004 au Canada puis en 2006 en France chez Albin Michel. Le succès a été immédiat dans son pays, alors que la société canadienne s'interrogeait (enfin) sur la place réservée aux Indiens dans la société comme dans l'Histoire du pays.
Boyden a des origines européennes (écossaises et irlandaises), bien sûr, mais aussi cree, l'une des principales nations indiennes du nord de l'Ontario. Le sort des Crees, et des Indiens en général, est le thème central de son œuvre, une petite dizaine de romans et des nouvelles. L'un des grands pères de Joseph Boyden a combattu en France en 1916 et 1917.
Xavier ne parle pas l'Anglais ; Elijah un peu. Xavier est timide et réfléchi. Elijah est charismatique et impulsif. Tous deux sont capables de battre des records en tant que tireurs d'élites. Ils ne connaissent rien de ce conflit, que la curieuse camaraderie de leur compagnons, des blancs, qui les admirent autant qu'ils les craignent, et l'autoritarisme débile d'un officier veule et raciste comme cette guerre en a produit dans toutes les armées.
Parfaitement documenté, Boyden décrit les tranchées, qu'il faut parfois conquérir en défonçant les crânes à la masse d'arme comme au Moyen Âge. Il insiste sur un élément peu traité à ma connaissance : l'omniprésence de la morphine que les soldats de l'empire britannique se procurent facilement, pour soulager la douleur des corps, jusqu'a oublier la réalité.
Xavier et Elijah vivent un double asservissement dans cette guerre. Celui du colonisé et celui du soldat qui donne sa vie à une cause qui lui échappe.
Alors que Xavier, surnommé Bird, est blessé et épuisé, Elijah est chargé de traduire les ordres du très crétin lieutenant Breech :
Elijah, cherchant à faire gagner du temps de repos à son cousin : "Le soldat Bird éprouve une certaine répugnance vis-à-vis de la médecine anglaise. Il est habitué à des pratiques de guérison plus primitives. Je lui ai demandé de voir un médecin, mais il est désorienté, il a peur. (...)"
Le lieutenant Breech : "Je préfère ne pas demander à quelles sorcelleries ce païen s'adonne dans les forêts sauvages où il habite.(...) Je le mets aux arrêts pour trois jours sous la surveillance d'un médecin."
Elijah, en langue cree, à Xavier : "Tu es verni, mon cochon !"
Xavier, lui aussi en Cree : "Dis à Breech que sa mère n'est qu'une vieille garce flétrie, avec des moufles en guise de seins. Dis-lui aussi que ce soir je me sauve, je rentre chez moi."
Elijah, en Anglais : "Le soldat me prie de vous remercier ; il se déclare heureux qu'on le soigne, et impatient de se reposer".
Doivent-ils rester Indiens ? Chasser, prier Guitchi Manitou pour l'âme de leur proie ? Scalper leurs ennemis pour imposer le respect à leurs pairs, dans cette tribu à laquelle Xavier ne comprend rien, et qu'Elijah croit dominer ? Et cette "médecine" en seringue ? Est-elle leur salut ou le chemin sans issue vers leur âme ?
Lisez ce texte puissant. Il y a du Jim Harrison et du Blaise Cendrars chez Boyden.
Pascal Doucet-Bon