Verdun 1916, par Antoine Prost et Gerd Krumeich, éd. Tallandier
Un livre référence. Le premier ouvrage Franco-allemand sur Verdun et son mythe.
Antoine Prost est historien, président du conseil scientifique de la Mission du centenaire et de celui du Mémorial de Verdun. J'avais déjà chroniqué, en mai 2015, son ouvrage sur Jean Zay. (https://blog.francetvinfo.fr/editions-speciales-les-coulisses/2015/09/21/jean-zay-efface-par-son-oeuvre.html)
Il sera notre invité le 21 février dans "Apocalypse-Verdun : l'édition spéciale", diffusée juste après le documentaire éponyme.
Gerd Krumeich, historien lui aussi, est vice président du centre de recherche de l'Historial de Péronne, et l'auteur dernièrement de "Le feu aux poudres. Qui a déclenché la guerre en 1914 ?"
"Verdun 1916" est, d'après ses auteurs, un travail à quatre mains qui, jusque là, "n'avait tenté personne", peut-être à cause de la dissymétrie des sources, infiniment moins nombreuses côté allemand. Des archives fédérales ont été détruites pendant le deuxième guerre mondiale, et les témoignages de vétérans allemands sont beaucoup moins nombreux que ceux des Français. Il n'empêche que le mot "Verdun" résonne des deux côtés du Rhin, mais ne "raisonne" pas de la même manière. L'un de nos sujets de la spéciale tentera d'ailleurs de le montrer.
Forts de leurs regards croisés, Prost et Krumeich tentent de répondre -c'est même le sujet principal de ce livre-, à la question de la construction du "mythe" de Verdun. Comment expliquer que cette bataille supplante à elle seule, en France, toutes les autres boucheries de la grande guerre ?
Une bataille comme les autres ?
Les auteurs s'attachent d'abord aux raisons objectives et militaires de la mythification de LA bataille. Cela n'a rien d'évident. Pour aborder ce thème, l'intention de Prost et Krumeich est clairement affichée : "Précisément parce que son statut mémoriel place cette bataille au dessus au dessus de toutes les autres, nous l'étudierons d'abord comme n'importe quelle autre."
Verdun n'est pas la bataille la plus meurtrière des batailles de la grande guerre. La Somme l'est beaucoup plus. Il en va de même pour l'année 1916, moins mortifère (si j'ose dire) que l'année précédente. Sur les rives de la Meuse se sont certes abattus des bombardement sans précédent, mais là encore ils ont été "battus" ensuite par les batailles suivantes. Alors, comment s'explique, militairement, le statut de Verdun ?
Les auteurs constatent d'abord qu'elle était un motif de peur dès son déroulement pour tout soldat apprenant qu'il s'y rendait.
Premièrement l'accès au front par les fameux boyaux, spécificité de ce terrain très vallonné, était en eux même une épreuve meurtrière. La boue jusqu'au genou, l'obscurité et la désorientation, et les bombardements d'ennemis qui avait repéré très tôt les boyaux en question. On mourrait avant même d'avoir atteint la première ligne. Les survivants le racontaient. Des deux côtés.
Deuxièmement, les conséquences "géologiques" des bombardements, qui ont transfiguré le relief des collines de la Meuse, transformant les paysages de champs et de bois en terrains vagues lunaires. Cette image frappait à jamais les esprits des soldats montant au front. Là encore, les survivants décrivaient, et les journaux comme l'Illustration témoignaient, images à l'appui, d'une réalité que la censure ne pouvait qu'édulcorer.
Troisièmement : la noria de montées et descentes successives au front, spécificité française, a eu de nombreux avantages, mais aussi un inconvénient majeur : les Français étaient souvent perdus, ne connaissant pas le terrain, et leur peur était d'autant plus grande. Une peur qu'ils transmettaient, par leurs récits, à leurs successeurs.
Un symbole dès 1916
En faisant pression sur Joffre pour ne pas battre en retraite à Verdun (ce qui, d'après les auteurs, n'aurait rien eu de scandaleux sur le plan militaire), Briand se doutait qu'il créait un symbole. Ou bien avait-il compris que le dit symbole était déjà là et qu'il convenait de le renforcer ? Il y a bien eu, comme en témoigne la presse de février 1916, un "storytelling" de Verdun. Le mythe était déjà en formation, quelques jours après le début de l'offensive allemande. "On ne recule pas. On tient, coûte que coûte. Les auteurs ne croient pas, en revanche, à la version selon laquelle Falckenheim voulait "saigner la France à Verdun". Ils jugent cette version anachronique.
Après guerre, la construction mythique est venue de toutes parts, avec une multitude d'objectifs croisés et parfois antagonistes. Prost et Krumeich décrivent par exemple la volonté de la mairie de Verdun de fixer, dès les années 20, ce qu'on n'appelait pas encore la "Mémoire" avec la création d'une médaille. L'Eglise a pris l'initiative de faire construire l'ossuaire de Douaumont, dans lequel se déroule notre émission, sans financement de l'Etat, mais avec une souscription et l'aide de communes, en 1923. Les anciens combattants ont créé "Ceux de Verdun" la même année. Avec la noria des relèves, les anciens combattants de Verdun étaient plus nombreux que ceux de toutes les autres batailles.
L'édition a aussi consacré la boucherie meusienne, en France comme en Allemagne : sont cités : "la bataille de Verdun" de Pétain, élu l'année de sa publication (1929) à l'Académie française, mais aussi les romans de Jules Romains "Prélude à Verdun" et "Verdun", de très gros succès. Côté allemand, Werner Beumeulburg publie successivement "Douaumont" puis "le groupe Bosemüller", best sellers, à la fin des années 20.
Les documentaires ne sont pas en reste en France : "Verdun, visions d'Histoire", de Léon Poirier (1928), dont vous voyez presque chaque année les images, et "Verdun tel que le poilu l'a vécu", d'Emile Buhot, en 1927.
Les nazis se sont eux-aussi emparés de Verdun, comme contre symbole de la résistance française brisée en 1940. Quant à De Gaulle, il a profité du cinquantenaire pour faire de Verdun un symbole de réconciliation nationale. Son discours y rappela le rôle de Pétain. Est-ce pour consolider son dessein politique qu'il omit d'y inviter les Allemands, alors que son rapprochement avec Adenauer est antérieur de trois ans ?
Le livre s'interroge enfin sur le sens du centenaire que nous accompagnons cette année à l'antenne. Antoine Prost nous exposera son point de vue dans l'émission.
"Verdun 1916" est une leçon d'Histoire que ses auteurs ont voulu digeste sans rien lâcher sur la rigueur. J'ai bien conscience que ma chronique en gomme les nuances. A vous de les retrouver en lisant ce livre majeur, peut-être d'une traite, comme moi !