À la fin des mondes #6

Chaque pays, chaque culture, chaque histoire a la sienne, chaque civilisation imagine sa propre fin. De l’Antiquité à nos jours, les récits de fins des temps nous promettent une joyeuse collection de tourments plus ou moins atroces entre lacs de soufres, soleils morts et fleuves de sang - autant d’images fantastiques et terrifiantes que nous nous ferons un plaisir de creuser tout l’été sur Déjà-vu. Après s’être penchés la semaine passée sur la version mésopotamienne, place à l’un des textes les plus célèbres et les plus mystérieux de la Bible : l’Apocalypse de Jean.

Le nombre de la Bête, la chevauchée des cavaliers Conquête, Guerre, Famine et Pestilence, les sept sceaux, les sept trompettes… En occident, difficile de trouver un texte dont le matériau symbolique et narratif ait à ce point irrigué la mémoire collective et la culture populaire.

Aujourd’hui encore, les quatre cavaliers de l’Apocalypse ou le chiffre 666 comptent parmi les clichés les plus récurrents de la pop culture [1] et les multiples clins d’œil de la récente série Good Omens, tirée du roman de Neil Gaiman et Terry Pratchett, n’auraient jamais fonctionné avec les spectateurs, si ceux-ci n’avaient pas acquis au fil du temps une certaine connaissance texte qui clôt la Bible : la prophétie d’un certain Jean, visité par un messager de Dieu(« il l’a fait connaître à son serviteur Jean par l’envoi de son ange »). Prophétie ou plutôt dévoilement, révélation, sens premier du mot grec ἀποκάλυψις.

Vraie fin véritablement définitive

Les spécialistes s’entendent pour dater le texte de l’Apocalypse de la fin du 1er siècle, peut-être sous le règne de l’empereur Domitien. Depuis Patmos, une île grecque de la mer Égée, son auteur livre le récit d’une catastrophe très différente de cette première fin du monde qu’est le Déluge de la Genèse : cette foi, ce n'est pas un événement passé qu’on raconte, mais bien un futur inévitable, la fin des temps, le combat final entre Dieu et les forces infernales. Bref, la fin du monde une bonne fois pour toutes, cette fois-ci.

Kidnappé par un ange (bon, d’accord, pas kidnappé : « ravi en esprit »), Jean commence par assister à un spectacle rare puisqu’il se retrouve devant Dieu lui-même, dans toute sa gloire : assis sur un trône, entouré de 24 vieillards – des anges – ainsi que d’un lion, d’un taureau, d’un aigle et d’un homme, chacun doté de trois paires d’ailes, quatre images qu’on retrouve souvent dans les églises, associées aux quatre évangélistes[2]. Dieu, « l’Alpha et l’Oméga », commence par confier à Jean un certain nombre de messages à adresser aux églises d’Anatolie.

Mais ça, c’est l’apéro. Passons à l’entrée.

Chevauchée fantastique

Les choses sérieuses commencent quand Jean observe que l’Éternel tient un rouleau dans la main, rouleau fermé par sept sceaux. Un des anges présents, d’une voix forte, demande qui serait digne d’ouvrir les sept sceaux – un silence de mort lui répond tandis qu’apparaît sur le trône un agneau divin, figure du Christ avec ses sept cornes et ses sept yeux [3].

C’est le début d’un compte à rebours célèbre : l’agneau brise chacun des sept sceaux l’un après l’autre, provoquant à chaque fois une apparition. Aux quatre premiers sceaux correspondent l’apparition des fameux quatre cavaliers, chacun monté sur un cheval d’une couleur propre : blanc pour Conquête, rouge pour Guerre, noir pour Famine et « pâle [4] » pour le dernier, la Mort elle-même (« Celui qui le montait se nommait la mort et le séjour des morts l'accompagnait »). Ensemble tous se lancent dans une chevauchée ravageuse : « on leur donna pouvoir sur le quart de la terre, pour exterminer par l’épée, par la faim, par la peste, et par les fauves de la terre ».

Et il reste encore trois sceaux… Si le cinquième ne fait "que" révéler à Jean l’image des martyrs morts pour la foi et réclamant justice, le sixième provoque un cataclysme pas piqué des hannetons : « il y eut un grand tremblement de terre, le soleil devint noir comme une étoffe de crin, et la lune entière, comme du sang et les étoiles du ciel tombèrent sur la terre comme lorsqu’un figuier secoué par grand vent jette ses fruits ».

Bon: là, tout le monde se planque, « les rois de la terre et les grands, les chefs d’armée, les riches et les puissants, tous les esclaves et les hommes libres allèrent se cacher dans les cavernes et les rochers des montagnes ». Mais rien n’y fait : l’Apocalypse peut vraiment commencer.

« Quand il ouvrit le septième sceau… »

Lorsque l’Agneau brise enfin le septième et dernier saut, le silence se fait pour un court moment : Surgissent ensuite sept anges, porteurs de sept trompettes qu’ils se font une joie d’emboucher chacun leur tour, déclenchant une série de calamités toutes plus sympathiques que les autres : des ouragans de grêle, de feu et de sang ; mers ravagées par un volcan surgi du fond des eaux ; chute d’une étoile sur la terre ; destruction partielle du soleil et de la lune ; débarquement en masse de scorpions et de sauterelles grosses comme des chevaux…

A la sixième trompette, quatre anges surgissent pour tuer le tiers de ce qui reste encore d’une humanité que la colère divine ne convainc pas de renoncer à ses erreurs : « ils n’ont pas cessé de se prosterner devant les démons, les idoles d’or, d’argent, de bronze, de pierre et de bois (…) Ils ne se sont pas convertis, ne renonçant ni à leurs meurtres, ni à leurs sortilèges, ni à leur débauche, ni à leurs vols ».

Forcément, ça énerve en haut lieu et l’Apocalypse se poursuit avec une série de versets, les plus marquants pour la mémoire collective. Le texte cesse un temps de s’intéresser au devenir de l’humanité pour passer au combat final entre Dieu et Satan, chacun à la tête de son camp. Alors qu’une Femme apparaît, enceinte, un dragon rouge à sept têtes (« l’antique serpent, celui qu’on nomme Diable et Satan ») cherche à dévorer l’enfant à qui elle donne naissance. Vaincu par l’angle Michel et ses troupes, le dragon se réfugie près du rivage et laisse la place à deux Bêtes immenses, l’une surgie des eaux et l’autre venue des terres – celle dont le nombre, la marque est le fameux 666 que la Bête imprime dans la paume ou sur le front de ceux qui la servent.

Mais si puissantes qu’elles soient, les tentatives de Satan sont déjouées : entouré d’une communauté de 144 000 fidèles exemplaires (« dans leur bouche, on n’a pas trouvé de mensonge ; ils sont sans tache »), l’Agneau résiste aux assauts des troupes infernales, rassemblées « en un lieu appelé Armageddon ».

Les ravages se poursuivent encore un temps, mais la colère de Dieu touche à sa fin. Elle se tourne pour finir contre la « Grande Babylone » ; probable image de l’Empire romain et plus largement des puissances humaines corrompues, « mère des prostitutions et des abominations de la terre » incarnée par une femme « assise sur une bête écarlate, couverte de noms blasphématoires ». Repoussées pour mille ans (« elle est tombée, elle est tombée, Babylone la Grande ! »), les troupes infernales laissent la place au règne du Messie et des saints martyrs – une simple pause avant l’affrontement final.

Ultime combat, jugement dernier

Libéré après mille ans, Satan rassemble ses fidèles « aussi nombreux que les grains de sable de la mer » et jette toutes ses forces dans la bataille pour un ultime et dernier combat céleste. Vaincu une dernière fois, il finit dans un lac de soufre et de feu où l’attend une éternité de tortures parce qu’il est bien gentil, l’Éternel, mais il y a tout de même un moment où ça va bien.

De nouveaux cieux et une nouvelle terre remplacent notre monde dévasté. Au terme d’un Jugement Dernier que Jean ne fait que mentionner (« On ouvrit des livres, puis un autre encore : le livre de la vie. D’après ce qui était écrit dans les livres, les morts furent jugés selon leurs actes (…) Et si quelqu’un ne se trouvait pas inscrit dans le livre de la vie, il était précipité dans l’étang de feu »). Apparaît alors une Jérusalem nouvelle, où Dieu et les hommes sauvés cohabitent dans la joie, l’allégresse et probablement les cookies si le (nouveau) monde est bien fait.

Un mal pour un bien

Comme dans la quasi-totalité des fins du monde évoquées dans cette série, l’Apocalypse chrétienne n’est à nouveau qu’un commencement, avec cette différence qu’on n’est pas parti pour recommencer l’histoire. L’humanité n’a pas disparu mais mieux encore : au terme du Jugement dernier, elle n’est pas condamnée à retomber sans cesse dans l’erreur, pour un nouveau cycle de fautes et de sanctions divines. Elle est sauvée une bonne fois pour toutes et même immortelle, la Mort ayant terminé dans le même lac de feu que Satan.

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[1] Mentionner toutes les références demanderait un livre entier, mais en vrac : le code de la mystérieuse mallette qu’ouvre John Travolta dans Pulp Fiction est 666, le nombre sert de titre à un live d’Iron Maiden ainsi qu’à un album des Aphrodite’s Childs et donne les trois premiers chiffres du numéro d’une chaîne australienne de pizzas, Hell Pizza. Et en 2019, Netflix s’est amusé à annoncer la date de diffusion de la 4e saison de sa série Lucifer très exactement 666 heures avant sa diffusion…

[2] Le lion pour Marc, le taureau pour Luc, l'homme pour Matthieu et l'aigle pour Jean.

[3] Jean devait avoir un truc avec le sept, parce que le chiffre apparaît 55 fois dans l’Apocalypse…

[4] Le « Pale Rider » qui a donné son nom à un de meilleurs westerns d’Eastwood.

Publié par jcpiot / Catégories : Actu