À la fin des mondes #5

Chaque pays, chaque culture, chaque histoire a la sienne, chaque civilisation imagine sa propre fin. De l’Antiquité à nos jours, les récits de fins des temps nous promettent une joyeuse collection de tourments plus ou moins atroces entre lacs de soufres, soleils morts et fleuves de sang - autant d’images fantastiques et terrifiantes que nous nous ferons un plaisir de creuser tout l’été sur Déjà-vu. Après s’être penchés dans un précédent billet sur la version maya de la catastrophe finale, direction en Mésopotamie, à la rencontre des premières versions d’un thème qui fera de l’usage : le Déluge.

Dans la gamme des catastrophes qui s’abattent sur ce bas-monde, l’inondation fait partie des plus courantes. Sous une forme ou sous une autre, on retrouve le thème de la grande noyade collective dans une tripotée de mythes, du tsunami qui engloutit l’Atlantide chez Platon (« dans l'espace d'un seul jour et d'une seule nuit néfastes (…) l'île s'abîma dans la mer et disparut [1] ») au récit de l’Ancien Testament, qui voit Noé construire une arche pour sauver sa famille ainsi qu’un couple de chaque animal vivant [2] avant de se ramasser une radée de quarante jours et quarante nuits. On le retrouve dans la littérature et dans les arts, de la R'lyeh engloutie de Lovecraft où Cthulhu dort et attend, au Nùmenor disparu sous les eaux qu’imagine Tolkien dans le Silmarillion.

Reste que si Noé, son arche, son rameau d’olivier, son arc-en-ciel et sa grosse biture post-apocalyptique décroche probablement la timbale dès qu’il s’agit de désigner le cataclysme le plus célèbre, au moins en occident, le récit biblique est loin d’être le plus ancien – pour ça, il faut se tourner vers la Mésopotamie ancienne.

Sumer time

Soyons francs : à moins d’être un spécialiste chevronné, difficile de s’y retrouver quand il s’agit identifier la toute première version de la radée du siècle. Chaque tablette, chaque narration en a influencé d’autres et déterminer qui a écrit quoi, quand et où relève du débat scientifique le plus complexe. Pour résumer, on peut identifier trois grandes sources : L'Épopée d'Atrahasis, ou Poème du Très Sage, un long texte de 1200 vers en écriture akkadienne ; la tablette XI du mythe de Gilgamesh autour d’un héros babylonien, Uta-Napishtim ; et une troisième version sumérienne qui se concentre sur le dernier roi de Sumer, Ziusudra. En l’état actuel des connaissances, c’est l’Épopée d’Atrahasis qui tiendrait la corde ; daté du 18e siècle avant notre ère, le texte ne se limite pas au récit d’un déluge mais expose toute une cosmogonie, création du monde et de de la race humaine comprise.

Et que raconte le poème du Très sage ? Qu’il y a bien longtemps, le roi des dieux Enlil a piqué une grosse colère contre des mortels qu’il trouvait excessivement nombreux d’une part et particulièrement bruyants d’autre part. Enlil réagit comme n’importe quel voisin furibard un soir de fête de la musique et décide de résoudre le problème sans appeler la police, en infligeant à l’humanité une série de famines, de sécheresses et d’épidémies. Mais voilà : averti par un rêve prémonitoire particulièrement convaincant, Atrahasis, le héros de l’histoire, demande conseil au dieu Ea ou Enki, grand spécialiste des situations de crise. Dans toute la Mésopotamie ancienne, c’est lui qu’on appelle à l’aide quand il y a du mou dans la corde à nœuds.

Enki commence par entraver les funestes efforts de son patron Enlil en conseillant au sage Atrahasis de multiplier les sacrifices aux dieux de l’agriculture et de la guérison. Le plan d’Enlil se solde donc par un échec total, ce qui a le don de le rendre dingue : le dieu décide de passer à l’échelon supérieur et programme cette fois une solution plus radicale : un bon gros déluge, histoire de rayer l’humanité de la surface de la terre. Là encore, Enki trouve la parade : avec son aide, Atrahasis démolit sa propre maison pour en récupérer les matériaux et construit… gagné : une arche, entièrement recouverte d’une sorte de couvercle de bois qui met à l’abri des regards ce qui se passe à l’intérieur. Dans ses cales, le navire emmène comme dans la Bible une tripotée de bestiaux divers et variés.

Le plan se déroule sans accroc : tandis que des trombes d’eau noient le monde pendant sept jours et sept nuits, le sage Atrahasis et les siens survivent tandis que le reste de l’humanité disparaît, des milliers de cadavres flottant à la surface des flots. Lorsque la pluie cesse enfin, les dieux eux-mêmes sont furax contre leur roi Enlil, qui les a privés de rituels et de prières en éliminant les hommes. Opportunément, Atrahasis sort de son arche et offre aussitôt un sacrifice aux dieux. D’abord furieux de s’être une nouvelle fois fait entuber, Enlil doit mettre la pédale douce pour ne pas réveiller la colère des autres dieux – mais pose une condition : désormais, les hommes vivront moins longtemps et seront soumis aux maladies et à l’infertilité, jusque-là inconnues.

Couches et surcouches

Les autres récits mentionnés – l’épopée de Gilgamesh et le mythe de Ziusudra – ont a priori brodé dans les décennies et les siècles suivants, chacun apportant une couche de détails complémentaires. Dans l’histoire du roi Gilgamesh, connue par un texte trouvé à Ninive, en Assyrie, c’est dans sa quête de l’immortalité que le héros entend parler du déluge. Sur sa route, il croise un autre personnage, Uta-Napishtim, qui se présente comme le dernier survivant d’un déluge bien antérieur. C’est dans ce texte qu’on voit apparaître l’idée de l’oiseau lâché pour chercher une terre émergée – c’est d’ailleurs un bide : la première colombe revient, l’hirondelle lâchée ensuite aussi. C’est un autre piaf, en, l’occurrence un corbeau, qui finit par trouver un endroit où se poser, indiquant ainsi aux navigateurs improvisés que les eaux redescendent. C’est aussi dans l’épopée de Gilgamesh qu’on trouve pour la première fois des détails sur la structure de la fameuse arche [3].

Quelles que soient les versions du récit mésopotamien, la mesure dont fait finalement preuve Enlil est une solution maligne. En acceptant de ne pas exterminer les derniers survivants, le roi des dieux garde le bénéfice des sacrifices et des hommages que lui offrent les hommes, tout en s’assurant que l’homme ne se multipliera pas au-delà de toute raison, s’épargnant ainsi des nuits sans sommeil… Au risque d’une disparition totale, l’ordre et la civilisation finissent par l’emporter sur le désordre et la nature incontrôlée. Mais ça n’est pas passé loin.

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[1] Platon, Timée

[2] Enfin « sept couples des animaux purs et un seul des animaux impurs », plus exactement. Et on ne s’est pas emmerdés avec les poissons.

[3] Qui ressemble grosso modo à un cube de 60 mètres de côté et de sept étages « chargés d’asphalte, de bitume d’huile, de viande de bœuf et de mouton », pour être exact.

Publié par jcpiot / Catégories : Actu