Chaque pays, chaque culture, chaque histoire a la sienne, chaque civilisation imagine sa propre fin. De l’Antiquité à nos jours, les récits de fins des temps nous promettent une joyeuse collection de tourments plus ou moins atroces entre lacs de soufres, soleils morts et fleuves de sang - autant d’images fantastiques et terrifiantes que nous nous ferons un plaisir de creuser tout l’été sur Déjà-vu. Après s’être penchés la semaine passée sur la version hindouiste de la catastrophe finale, on change de continent : direction l’Amérique centrale.
Rappelez-vous : fin 2012 et en dépit de toutes les réponses semi-agacées, semi-amusées des spécialistes des anciens Mayas, une énième rumeur de fin du monde imminente s’était répandue comme une trainée de poudre tout autour du monde. A en croire ceux qui la diffusaient, un calendrier maya aurait annoncé un cataclysme immense pour le 21 décembre 2012, date imprimée avec d’autant plus de force dans l’imaginaire collectif qu’Hollywood en avait tiré un film-catastrophe en 2009, assorti d’un crépusculaire« we were warned » ( « nous étions prévenus »).
Un simple coup d’œil à la date d’aujourd’hui suffit à constater que les uns et des autres se sont fourrés le doigt dans l’œil jusqu’au coude mais le mal est fait et la légende s’est installée. Les Mayas seront pour longtemps perçus comme un peuple à la fois pessimiste et précis – le 21 décembre 2012, mazette, il ne manque plus guère que l’heure exacte pour être vraiment complet.
Et pourtant, aucun texte maya ne fait état d’une fin des temps à venir, ceci pour une excellente raison : pour les anciens habitants de l’actuel pointe du Yucatan, la fin du monde s’était déjà produite.
Hommes de glaise et hommes de bois
Pour trouver la trace de ce cataclysme, il faut se tourner vers un texte quiché (une des tribus du Yucatan) du milieu du 16e siècle, le Popol Vuh : « …Ici nous écrirons, nous installerons l'antique parole, l'origine, le commencement de tout ce qui a été fait dans la nation quiché, pays du peuple quiché… » Anonyme mais peut-être écrit par un prêtre ou un religieux, il reste à ce jour l’une des sources les plus complètes sur la religion et les mythes de son peuple, comme si son auteur avait voulu conserver la trace d’une civilisation déjà effondrée depuis des siècles à l’arrivée des colons européens. Sa dernière partie, amère, constate que tout ce que décrit le livre a disparu.
Le passage qui nous intéresse se situe dans la première partie du livre, après une ouverture qui raconte assez classiquement la genèse du monde. A partir d’un néant total, les dieux créent la terre, la montagne, les mers, les fleuves, les plantes et les bêtes avant de créer à partir de la glaise du sol un peuple de créatures destinées à leur rendre un culte. Mais mêmes les dieux se plantent parfois : non seulement ces êtres dépourvus de cœur ne se souviennent pas de leurs créateurs et ne les adorent donc pas, mais la glaise est trop fragile et cette humanité originelle disparaît, lavée et dissoute par les pluies.
Les dieux ont alors une nouvelle idée : cette fois, ils créent un modèle flambant neuf à partir d’armatures de bois et d’osier – nos ancêtres devaient avoir plus ou moins une gueule d’épouvantail, pour le dire clairement. Mais là encore, le modèle ne donne pas toute satisfaction. Si ces hommes d’osier peuvent s’unir et procréer, leur caractère laisse à désirer aux yeux des dieux : au lieu de les adorer, ils passent leur temps à lézarder au soleil et se révèlent frivoles, arrogants et paresseux, « mauvais et pervers ».
Mauvaise idée, mauvaise attitude : les dieux mayas n’ont pas d’états d’âme et décident « la fin, la perte, la destruction et la mise à mort des hommes-mannequins ». Reste à savoir comment, mais les dieux précolombiens sont en général inventifs dès qu'on commence à parler de châtiments.
Chauve-souris, jaguar et pluie mortelle
Ce qui tombe sur la courge des malheureux hommes de bois est à peine racontable. Comme on ne change pas une recette qui gagne, tout commence par un bon vieux déluge – mais c’est une pluie un peu particulière qui leur tombe dessus : le gol, une sorte de résine ou de mélasse collante qui les englue et les cloue au sol.
Une série de monstres fantastiques prend la suite : un rapace immense vient leur picorer les yeux, suivi d’une chauve-souris géante qui décapite tout ce qui lui passe à portée de gueule, d’un sorcier hibou, d’un jaguar géant… Les corps des ceux qui tombent sont moulus, dispersés par les vents ; quant aux rares survivants, ils ne sont pas au bout de leurs peines. Une nouvelle pluie s’abat - de l’eau, cette fois, mais une eau noire et funèbre dont le niveau monte jour et nuit, noyant ce qui tient encore debout. Les hommes de bois tentent bien de se réfugier sur les toits de leurs maisons mais celles-ci, construites à la va-vite par ce peuple paresseux, s’effondrent et les jette dans les flots.
Pire encore, toute la création se révolte contre ces mauvais maîtres et se venge des mauvais traitements qu’ils ont infligé aux plantes, aux bêtes et aux choses. Les objets les plus familiers s’animent dans une sarabande qui évoque une version mortelle du Fantasia de Walt Disney : les meules à broyer le grain se jettent sur eux, les poteries leur sautent au visage, les écuelles, les marmites et les bols leur brisent les os. Les chiens familiers les mordent aux jambes, les dindons les pincent et les mordent et même les épis de maïs s’envolent pour leur déchirer le visage… Les petits malins qui cherchent à se réfugier dans les arbres n’y restent guère : toute la forêt agite ses branches pour les jeter au loin, plus agacés qu’une bande d’Ents en furie contre Saroumane. Les cavernes et les grottes ne sont pas un refuge plus sûr : leurs bouches obscures se referment sur les derniers rescapés et les engloutissent dans la nuit. « Telle fut la ruine de ces hommes construits, de ces hommes formés, hommes à détruire, hommes à bouleverser ; leurs bouches, leurs faces furent toutes détruites, toutes anéanties », conclut le Popol Vuh.
Voilà les dieux seuls à nouveau dans un monde dévasté, vide de toute créature intelligente.
Mais là encore, la mort n’est qu’un commencement ; avides de prières et d’adoration, ils ne résisteront pas longtemps à la tentation de créer une nouvelle espèce d’êtres humains, cette fois à partir de… maïs. Les quatre premiers modèles créés sont parfaits, presque égaux aux dieux. Ils voient aussi clairement qu’eux, saisissent et comprennent aussi bien le monde qu’eux… Face à la menace latente que représente cette humanité trop douée, les dieux l’abîment alors volontairement et couvrent les yeux de leurs créatures d’une buée qui les aveugle à moitié, les privant ainsi de la connaissance absolue du monde. L’humanité telle que nous la connaissons est née.
Reste que la civilisation et les croyances que décrit le Popol Vuh ont bel et bien disparu de la surface de la terre entre les 8e et le 10e siècle, sans qu’on sache vraiment quelle catastrophe bien réelle a vidé les grandes cités mayas de l’ère classique, catastrophe qui s’est étirée dans le temps puisque ces villes ont été abandonnées en quelques décennies, pas détruites par une guerre ou un phénomène naturel. Les fins du monde ne sont pas toujours brutales.