Fins du monde #3

Chaque pays, chaque culture, chaque histoire a la sienne, chaque civilisation imagine sa propre fin. De l’Antiquité à nos jours, les récits de fins des temps nous promettent une joyeuse collection de tourments plus ou moins atroces entre lacs de soufres, soleils morts et fleuves de sang - autant d’images fantastiques et terrifiantes que nous nous ferons un plaisir de creuser tout l’été sur Déjà-vu. Après s’être penchés la semaine passée sur la version grecque de la catastrophe finale, on change de continent : direction l’Inde.

Des temps et des dieux

Troisième religion du monde après le christianisme et l’islam, l’hindouisme englobe une infinité de concepts, de croyances et de traditions dont certaines remontent à la nuit des temps et dont il existe une infinité de récits et de variantes. Pour (tenter de) faire simple, disons qu’il met en avant un être absolu et transcendant, sorte de Principe Premier de toutes choses : le Brahman, Âme universelle vivante et présente en chaque être.

Trois grands dieux forment ensuite une sorte de trinité, la Trimūrti (littéralement « trois formes »), qui décline les grandes fonctions du Brahman : créer, préserver, détruire. Le premier, Brahmâ, est celui qui crée le monde. Vishnu se charge de son côté de conserver ce qui existe, quitte à s’incarner dans une série d’avatars pour protéger ce bas monde d’une bien belle collection de démons et de parfaits salauds, tous bien décidés à le ravager. Vient enfin Shiva qui se charge principalement de tout faire péter, soit dit avec tout le respect que je lui dois.

Dans la vision hindouiste, le monde évolue le long d’une ligne temporelle qui ne va pas du passé vers le futur, comme dans la plupart des mythes occidentaux. Il suit une série de cycles, toujours les mêmes, de longues périodes de plusieurs milliers d’années : les kalpa, eux-mêmes divisés en quatre temps, les yuga. Au sein de chaque cycle, le premier yuga est toujours un âge d’or et le dernier toujours une déchéance, déchéance qui se solde par l’anéantissement de toute chose : le pralaya, sorte d’extinction universelle où tout se dissout dans la matière primordiale. Imaginez une grande forge dans laquelle tout le métal patiemment façonné retourne à son état brut.

Là encore, les variantes sont innombrables mais les grands textes hindous comme le Mahâbhârata, composé quelques siècles avant notre ère, ou les Purāṇa (grosso modo écrits et compilés entre le 5e et le 11er siècles), s’accordent autour de certaines étapes incontournables.

Alors, un cataclysme hindou, comment ça marche et par quoi ça commence ?

Juste une dernière danse / avant l’ombre et l’indifférence

Par une danse. Lorsqu’un kalpa arrive à son terme après quelques millions d’années et après que le quatrième yuga se soit soldé par quelques désastres sans nom, le Maître de la Danse (Naṭarāja) Shiva se lance dans une chorégraphie lente et mortelle.

Le plus souvent, les statues le saisissent en plein mouvement, entouré d’un cercle de flammes et debout sur un lotus, tandis que ses longues mèches tressées flottent derrière lui. Tandis que ses pas commencent à faire trembler le monde, ses quatre bras fendent l’air. Une de ses deux mains droites tient un tambour emblème de la création du monde, tandis que sa première main gauche agite une torche enflammée. Son autre main droite se dresse en signe de protection, paume ouverte vers l’extérieur et doigts serrés ; sa deuxième main gauche pointe elle vers le bas et vers sa jambe gauche levée.

À force de danser avec une torche enflammée, forcément, on finit par foutre le feu – et c’est exactement ce qui se passe à l’échelle du monde tout entier. La danse ardente de Shiva allume un immense brasier qui consume le monde.

La bonne nouvelle, c’est qu’un immense déluge ne tarde pas à suivre, un déluge dont les tempêtes et les plus sont si puissantes qu’elles éteignent jusqu’à la plus petite flamme du grand incendie.

La mauvaise, c’est que l’eau recouvre tout, au point d’engloutir sous la masse des eaux un univers qui vient de passer du service des grands brûlés à celui des noyés.

Deux apocalypses pour le prix d’une, si on ose dire – ce qui a d’ailleurs laissé perplexe bien des chercheurs : pourquoi ajouter l’eau au feu ? Pourquoi la fin des temps suppose-t-elle un double cataclysme pour en finir ? Tout est ici question d’interprétation mais on peut avancer que le récit hindouiste ne fait finalement que réunir deux grands modes classiques de destruction qui apparaissent dans la quasi-totalité des mythologies, l’eau et le feu. Après tout, que le dieu de l’Ancien Testament ait recours à l’eau pour noyer le monde sous le Déluge dans la Genèse ne l’empêche pas de varier les plaisirs au moment de raser les deux villes impies les plus célèbres de la foi chrétienne, Sodome et Gomorrhe (« Alors l'Éternel fit tomber sur Sodome et sur Gomorrhe une pluie de soufre et de feu (…) Il détruisit ces villes et toute la plaine, et tous les habitants de ces villes » (Genèse, 19, 24).

Et si l’eau et le feu sont deux modes de destruction aussi fréquents, il y a fort à parier que c’est parce qu’ils comptent parmi les plus grands dangers qu’affrontent à des populations antiques, fréquemment exposées aux incendies et aux inondations. Les réunir dans un même récit ne fait qu’insister sur le caractère total et absolu du cataclysme que provoque la danse de Shiva.

Copie de sauvegarde

Et pourtant, tout ne s’arrête pas au générique de fin.

Tout au fond de l’immense océan qui recouvre désormais le gros tas de charbon de bois qu’est devenu la création s’est abrité un tout petit serpent bien sympathique : Ananta (« sans fin »), ou Shesha, un nom qui signifie l’empreinte ou le vestige. Et c’est exactement ce qu’est Shesha : le souvenir, la trace infime de l’univers désormais disparu. Un symbole aussi, celui du reptile qui mue pour abandonner chaque année sa vieille peau derrière lui, semblant ainsi connaître une nouvelle jeunesse. Une sorte de copie de sauvegarde, en somme.

Après une longue phase de silence et d’absence de toute chose, le petit serpent se met soudain à bouger. Et Shesha ne va pas tarder à grandir et à grandir encore pour devenir un naja de plus en plus grand, immense même, au point de pouvoir servir d’oreiller à Vishnu quand le dieu décide de s’endormir pour avoir un de ces songes qui contribuent à préserver le monde. Pendant son sommeil, un lotus pousse au creux de son ventre, dans son nombril, et croît à son tour jusqu’à s’ouvrir et donner naissance à Brahmâ, le Créateur – tout peut recommencer, une nouvelle fois, et un nouveau kalpa peut s’ouvrir pour quelques millions d’années.

Publié par jcpiot / Catégories : Actu