Assassin’s Creed, mais autrement. En proposant depuis le 20 février un mode « Discovery » qui permet d’explorer l’Égypte antique, cadre historique du dernier opus de la célèbre licence, Ubisoft teste une nouvelle forme de vulgarisation historique : les 75 tours de son DLC sont autant de visites virtuelles des lieux les plus emblématiques du royaume de Cléopâtre, truffées d’informations historiques. L’occasion d’un échange avec Jean Guesdon, directeur créatif d’Assassin’s Creed Origins et du Discovery Tour.
La licence Assassin’s Creed a toujours fait la part belle aux éléments historiques, présents sous différentes formes au gré des opus successifs : notices, thesaurus… Pourquoi franchir le pas avec ce mode de jeu entièrement dédié à la découverte pédagogique ?
Jean Guesdon : L’ambition de glisser des éléments historiques dans le jeu date au moins d’Assassin’s Creed 2, avec une encyclopédie in game qui permettait d’obtenir des informations réelles sur les monuments, l’époque et les personnages historiques que croisaient les joueurs, plongés dans l’Italie de la Renaissance. En revanche, les contraintes de l’intrigue nous empêchaient de distinguer clairement le vrai du faux. Au fil des différents épisodes, nous avons rôdé notre méthode de travail avec les historiens impliqués et nous avons réalisé la valeur du matériau scientifique dont nous disposions. De plus en plus d’enseignants nous écrivaient pour expliquer qu’ils se servent de temps en temps de nos jeux comme supports pédagogiques, mais sans disposer d’un outil expressément conçu pour ce type d’usages. Le lancement d’Assassin’s Creed Origin, déjà pensé pour rafraîchir et moderniser l’expérience de jeu, était l’occasion rêvée de développer de nouvelles manières de valoriser cette énorme base de données historiques, jusque-là considérées comme une simple toile de fond et largement sous-exploitée.
Qui cherchez-vous à toucher avec ce mode qui supprime les combats et s’affranchit de l’intrigue du jeu proprement dit ? Est-ce une manière d’attirer des non-joueurs ?
Une utilisation du Discovery Tour en classe, dans un cadre pédagogique destiné à agrémenter le cours, serait la cerise sur le gâteau. Le public sera sans doute pour l’essentiel composé de joueurs qui ont fini Origins, même si nous espérons bien séduire des gens qui ne sont pas particulièrement attirés par le jeu vidéo. Depuis le lancement, nous recevons beaucoup de témoignages de joueurs qui nous disent que leurs parents ou leurs conjoints s’assoient à côté d’eux pour découvrir le jeu. Mes propres enfants n’ont pas l’âge de jouer à Origins, mais le Discovery Tour permet de réunir toute la famille pour explorer la pyramide de Khéops ou la bibliothèque d’Alexandrie, sans avoir à passer par des phases de combat. C’est aussi la raison qui explique qu’il n’existe aucun système de blocage dans le Tour. Tout est accessible sans restriction, sans missions à réussir pour accéder à l’étape suivante. Le but est de ne jamais empêcher les joueurs d’apprendre des choses.
Le rapport à l’histoire est souvent assez passionnel – la sortie d’AC Unity, situé pendant la Révolution, l’avait montré en France. Le choix d’un cadre antique est-il une façon de se protéger des polémiques ?
Ce n’est pas du tout entré en ligne de compte et une nouvelle visite du Paris de la Révolution serait tout aussi envisageable… Nous avons avant tout décidé de lancer le Discovery Tour parce que l’Égypte de Cléopâtre est accessible au plus grand nombre et fascinante, avec son mélange de traditions égyptiennes, d’héritage grec et de présence romaine. Accessoirement, nous avons eu deux ans pour travailler, là où les opus précédents sortaient tous les ans. Proposer un nouveau mode de jeu à l’occasion du dixième anniversaire de la licence est aussi une jolie manière de moderniser la série.
Que vous permet cette nouvelle manière d’explorer un monde ouvert ?
Notre premier métier consiste à développer des jeux vidéo, donc un produit de divertissement aussi qualitatif que possible. Pour y parvenir et comme dans un roman ou un film historique, nous sommes parfois contraints de tordre quelque peu le cou à la réalité et de ne pas respecter telle ou telle donnée historique. Par exemple, les bâtiments sont plus élevés dans Origins que dans la réalité, la ville de Cyrène n’a jamais accueilli d’arène et de gladiateurs… Au lieu de le cacher, nous profitons du Discovery Tour pour expliquer les raisons de ces choix. En jeu, les stations bleutées flèchent vers des contenus qui permettent de découvrir les coulisses de la fabrication d’un jeu et d’expliquer pourquoi à tel ou tel moment, nous choisissons de nous affranchir du savoir des égyptologues. Les couloirs des pyramides respectent leur véritable organisation spatiale, mais les distances ou la taille des souterrains est modifiée pour faciliter la navigation des avatars.
À l’écriture, on ne peut pas jouer sur les mêmes ressorts pour Discovery que pour le jeu lui-même. Comment avez-vous travaillé ?
Au fil des discussions avec les historiens impliqués dans la conception du jeu, nous avons identifié assez vite une série de thèmes que nous pensions pouvoir aborder facilement. Nous leur avons demandé de nous fournir des textes scientifiques, au plus près de l’état actuel des connaissances. Restait à savoir comment le transférer dans le monde 3D, en repérant les endroits qui permettaient d’évoquer tel ou tel sujet. Nous les avons retravaillés avec une scénariste d’Ubisoft pour en faire des contenus plus courts, pour éparpiller cette masse de connaissances sur 75 stations. Nous avons évolué avec le temps : les premières versions des tours étaient par exemples beaucoup trop longues, avec des distances considérables à parcourir entre deux stations. Le contenu était bon mais l’expérience de jeu était trop lente et nous avons donc décidé de raccourcir les temps de parcours.
Le jeu vidéo est encore vu par beaucoup comme un loisir sans ambition particulière. Le Discovery Tour est-il une façon de rappeler que le jeu a aussi un rôle culturel ?
Oui. Nous utilisons la matière historique avec sérieux depuis les débuts de la licence mais nous avons longtemps souffert d’un regard méfiant, sinon condescendant, de la part de personnes qui ne reconnaissent pas la valeur de ce travail, souvent parce qu’ils ne jouent pas eux-mêmes. Discovery est une manière de lever certaines barrières, qu’elle soit d’ordre narratif ou qu’elles relèvent du gameplay, et de les convaincre que le jeu peut véhiculer des contenus intéressants. Discovery est une première mouture et nous aurions sans doute pu faire mieux sur certains aspects, mais c’est une manière d’assumer une certaine ambition, en tant qu’acteur culturel. La meilleure des choses serait de voir d’autres éditeurs développer ce type de produits.