La tentation était irrésistible, elle n’a donc pas résisté. Quinze jours à peine après l’interminable polémique sur le concert de Black M, une partie de l’échiquier politique français s’est empressée de crier au scandale devant les commémorations de Verdun. En cause, un moment particulier de la scénographie retenue : la ruée de 3 400 jeunes français et allemands, surgis de la forêt et lancés à travers les lignes formées par les tombes des combattants. Une course soldée par un simulacre de combat, l’écroulement des adolescents au pied de l’ossuaire et leur rapide résurrection, souriante, joyeuse et colorée.
Que la droite dure et l’extrême-droite soient tout heureuses de trouver un prétexte de plus pour tirer à boulets rouges sur l’ambulance gouvernementale, soit : ce n’est ni la première, ni la dernière fois que ce camp cherche à s’arroger le soin de définir ce qu’est la France, comment la célébrer, avec qui et sur quelle bande-son.
Le problème ? Le problème, c’est que cette posture « profondément choquée », comme dirait Jean-François Copé, a le don de laisser croire que seule la droite extrême s’émeut de ces choix scénographiques. Et d’associer toute critique de la cérémonie à la droite identitaire.
Autrement dit, ce réflexe collectif, déjà sensible après l’interminable affaire Black M, vient pétrifier un débat pourtant passionnant : de quoi se souvient-on à Verdun ? Comment commémorer la bataille la plus célèbre – au moins en France – de la Première Guerre ? Que dire, que faire pour ne pas perdre la mémoire de ces 300 000 morts, Français et Allemands confondus ? Comment donner un sens au chiffre brut ?
Fausse note
Et donc, soyons francs : on peut n’avoir rien, mais alors strictement rien de commun avec la pensée de droite ou d’extrême-droite et se montrer pour le moins surpris de ce choix de mise en scène, sinon déçu.
Oui, il y avait dans cette course à travers les croix des hommes tombés en 1916 quelque chose de déplacé, quelque chose comme une fausse note en plein concert. Parce qu’on ne court généralement pas dans un cimetière, pas le jour des morts en tout cas.
Oui, il y avait dans ces simulacres de combats, au pied de l’ossuaire, quelque chose de dérangeant, parce que rien dans ce spectacle n’est susceptible d’aider à saisir ce que fut ce massacre dans la boue, les cratères et le bruit immense et vibrant d’un pilonnage continu. Parce qu’on ne s’affrontait guère au corps à corps à Verdun. La mort du Poilu était anonyme, subite, celle d’une fourmi perdue sur une enclume. Une abeille de métal, une masse de terre qui vous recouvre et voilà – pas de grande charge héroïque, pas de course sabre au clair à travers le no man’s land, ou si peu.
Oui, il y avait dans cette Faucheuse en carton-pâte un côté Grand Guignol qui dérange comme dérange la craie qui glisse sur un tableau humide. Ce n’est pas la Mort avec un grand M, désincarnée, aveugle et presque innocente, qui a tué à Verdun. Ce sont des États, des alliances, des choix politiques et militaires qui ont jetés des armées les unes contre les autres.
Oui, il y avait dans cette mêlée finale de ces jeunes ressuscités quelque chose de déplaisant. On comprend l’idée, bien sûr ; la vie retrouvée, la paix après la guerre, la joie de la jeunesse qui vit et qui le dit aux jeunes gens qui reposent sous le sol, comme pour leur promettre que leur mort ne fut pas inutile. Mais est-ce le jour, est-ce lieu sur cette terre qui a saigné une génération entière. Que veut-on faire dire aux morts par cette cérémonie un rien pompeuse ? Que cela valait la peine, que tout est oublié, pardonné ?
Une mémoire sans mémoire
Certains y ont vu une idée splendide, d’autre une honte totale. Je serais surtout tenté d'y voir quelque chose de maladroit, d’une naïveté convenue. Un spectacle presque superstitieux : si l’on danse, si l’on court, si l’on rit, si l’on se relève comme des enfants dans la cour de l’école, ce ne sera plus un cimetière, ce sera en somme une guerre pour de rire. On peut passer à la suite, tout va bien. Les morts sont si loin, pourquoi se souvenir de ce qui les amené là, de la ce qui les a tué, comment et pourquoi ? Ils ne sont plus que le prétexte d’un lendemain de paix et d’harmonie, d’un horizon radieux, furieusement pacifique.
L’inverse même de la réalité. L’inverse même de ce qu’ont vécu ces hommes qu’on a emmené à la mort au nom d’une idée toute contraire. Où était Verdun, hier ? Où étaient la vibration permanente de l’air, la boue, le froid, la souffrance et la peur ?
La jeunesse d’aujourd’hui ne peut et n’a pas à nous rassurer sur les morts d’hier – c’est l’inverse de la mémoire, cela. C’est l’oubli de ceux dont on prétend célébrer le souvenir au profit de l’avenir. C’est de la politique, ce n’est pas de l’histoire – et c’est tout de même un rien gênant le jour d’une commémoration.
Que l’Europe veuille se rassurer sur les cendres des guerres d’hier, passe encore. Mais de là à balayer la réalité d’une guerre si gênante, il y avait un pas qu’il aurait fallu ne pas franchir. Ce n’est pas un crime, ce n’est pas une faute, ce n’est pas même un drame - mais une maladresse.
Hier à Verdun, Verdun n’était nulle part.