Une polémique sur un concert, une autre sur son annulation : les débats qui accompagnent les cérémonies du 29 mai prochain risquent bien d’étouffer le souvenir de ceux dont on prétend précisément évoquer la mémoire et la mort : que s'est-il passé à Verdun ?
Premières heures
Les chiffres ne disent pas tout, mais tout de même : ils fixent une échelle, à commencer par le plus frappant de tous peut-être. Le premier obus de Verdun tombe le 21 février 1916 à 4 heures du matin, en plein milieu de la ville – un simple réglage. Les deux jours suivants, deux millions d’autres s’abattent sur un front de trente kilomètres de long - ce n’est pas une erreur de frappe : deux millions d’obus en 48 heures. Et on ne parle là que des projectiles allemands, lancés contre les positions françaises.
Les Allemands, plutôt que de pilonnage, parlent de Trommelfeuer, de feu roulant. Concrètement, la zone touchée est littéralement rayée de la surface de la terre : une carte IGN du 20 février ne correspond plus du tout à la réalité du 21 au soir.Tous les points de repères ont disparu, annihilés par le bombardement. Les bâtiments sont réduits à leurs fondations, et encore. Les reliefs eux-mêmes sont rasés, les forêts pulvérisées, comme les hommes qui s’y abritent. La terre bouge comme un océan sous la tempête. C’est elle qui tue, d’ailleurs, plus que les obus eux-mêmes. Sous cet orage d’acier, pour reprendre l’image de l’écrivain Ernst Jünger, les hommes sont étouffés, enterrés vivants, recouverts par le sol qui se replie sur eux. Beaucoup meurent ainsi, noyés dans la terre froide. Rares sont ceux qui voient le soldat qui les tue, situé la plupart du temps à des centaines de mètres de là.
Les premiers mois d’une longue bataille
Passé le premier choc, l’offensive allemande est enrayée en quelques jours grâce aux erreurs de l’état-major du Kaiser qui a sous-estimé les difficultés de ses propres troupes à progresser sur ce sol lunaire, où chaque cratère est un piège. Grâce aussi à l’acharnement de ce qui reste des troupes françaises : ici ou là, des combattants hagards, souvent privé de leurs officiers mais sortis par miracle vivants du pilonnage, freinent encore l’avancée d’ennemis surpris de devoir faire face à une quelconque résistance. Le gain de terrain ne dépasse pas quatre kilomètres – autant dire rien au regard des moyens engagés.
Le général Pétain, arrivé en renfort avec la IIe armée, solidifie la défense de Verdun le long des rives de la Meuse – il saura jouer en 1940 de ce souvenir collectif. Misant sur un système de relève continue pour éviter d’épuiser les hommes des premières lignes, il fait tourner les troupes de sorte à ce qu’un poilu ne passe pas plus de 4 ou 5 jours de suite au front. En juillet 1916, 70 des 95 divisions françaises sont passées par Verdun - un million et demi d’hommes. En face, les Allemands ne sont pas relevés mais simplement renforcées et remplacées au gré des pertes, terribles de leur côté comme du côté français.
Pétain rassemble aussi l’artillerie pour répondre aux canons allemands qui restent pourtant supérieurs en nombre ; pour la première fois, il exploite réellement à plein l’arme aérienne : observations, surveillance, combats contre la chasse allemande : le ciel de Verdun est petit à petit « nettoyé » par l’aviation française. Avant son remplacement en mai par Nivelle, Pétain repense surtout la logistique et organise un axe de ravitaillement resté célèbre, la « Voie sacrée* ». Sorte de longue courroie aménagée et élargie le long de la voie ferrée, elle rend possible le passage d’un camion toutes les quinze secondes dans chaque sens - un rythme ahurissant. Nourriture, armement, troupes, munitions**, courrier… Rien ne doit interrompre le flux : tout véhicule en panne est poussé au fossé dans l'instant qui suit. Tout est organisé pour jeter le plus d’hommes et de matériel possible dans la fournaise de Verdun.
Coups de boutoir
Comparé au déluge d’obus des premiers jours, les mois suivants s’apparenteraient presque à une bruine incessante et meurtrière, entrecoupée de violents orages. L’armée allemande tente plusieurs coups de boutoirs d’une extrême violence, dans l’idée de s’emparer de hauteurs déterminantes pour pouvoir écraser d’obus les troupes en contrebas.
Le Mort-Homme et sa cote 304, le bois des Bourrus, le Bois des Corbeaux sur la rive gauche de la Meuse ; le fort de Douaumont, le fort de Vaux, la Côte au Poivre, Avocourt sur la rive droite. Lancées par le général allemand Falkenhayn entre mars et juin 1916 autour du saillant de Verdun, ces offensives sont autant de massacres à l’échelle industrielle où les combattants français et allemands atteignent des sommets dans la souffrance pour gagner quelques mètres, sauver une casemate, défendre un village – Fleury-en-Douaumont, par exemple, perdu et repris seize fois. Rasé entièrement, déclaré mort pour la France, ce village marque le plus extrême de l’avancée allemande qui n’ira pas plus loin. Les « Feldgraus » auront été assez prêts de Verdun pour distinguer les détails de sa cathédrale, mais ne prendront pas la ville.
Le 12 juillet, l’échec in extremis de la dernière grande offensive allemande sur le fort de Souville marque un tournant, d’autant que l’offensive alliée dans la Somme, lancée le 1er juillet, vient changer la donne en contraignant l’état-major allemand à redéployer une partie de ses troupes et de son artillerie. Les mois qui suivent marquent un renversement de tendance ; les forts de Douaumont et de Vaux sont repris en octobre et en novembre. Fin décembre, le terrain perdu est entièrement repris.
Impensables tranchées
Une bande de quatre kilomètres de large, 53 millions d’obus et dix mois de combats auront coûté la vie à 306 000 hommes, 163 000 Français pour 143 000 Allemands. La plupart des hommes tués sont d’ailleurs portés disparus, engloutis dans la terre de Verdun. 400 000 combattants reviendront blessés du « moulin de Meuse » et/ou seront un temps prisonniers, comme un certain Charles de Gaulle.
Verdun est après la Somme le plus grand cimetière de l’histoire de France. On a tué à Verdun dans des quantités et à une cadence encore inconnues.
La bataille est restée comme un goulet d’étranglement où se sont acharnées deux armées, incapables en un sens de sortir autrement que par un bain de sang inouï de l’engagement. La violence de ce que subirent sans broncher ou presque – il n’y eut pour ainsi dire aucune mutinerie à Verdun – les combattants est restée comme l’image même de la guerre à l’époque industrielle. Celle où la trajectoire individuelle perd tout sens au milieu d’un enfer collectif qui écrase tout. Nous avons tous vu ces cartes qui dessinent le lacis des tranchées, ou lu les descriptions de ces boyaux toujours effondrés par les intempéries et les obus, toujours à reconstruire – la pelle est bien plus souvent maniée par les poilus que le fusil. Nous avons vu les photos des cratères, presque innocent aujourd’hui sous la verdure. On nous a montré les fragments d’obus rouillés, les images des fumerolles des gaz et des jets des lance-flammes. Les clichés du no man’s land, de ses barbelés où quelques soldats de vingt ans sont accrochés comme des papillons au mur, morts ou à l’agonie.
Impossible en revanche de se figurer ce que c’est que de vivre sous cet immense marteau-pilon qui ne cesse jamais, quelques heures la nuit peut-être.
La seule manière de commencer à comprendre serait peut-être de passer une vareuse de drap épais, infestée de puces et encore alourdie par la pluie. Puis d’enfiler une paire de bottes qui vous blessent les pieds et de partir marcher des heures à l’aube, un sac de vingt kilos sur le dos. Qu’il pleuve à seaux ou que le soleil écrase tout, il faut marcher dans une boue grasse, cent fois retournée, avec dans les mains un bout de bois et d’acier de presque deux mètres. Après quelques heures de marches, sautez dans un fossé à moitié rempli d’eau et imaginez que tout se met à trembler, sans jamais cesser. L’eau à vos pieds, air, la terre et vous-même – ce n’est pas la peur, c’est l’onde de choc permanente qui résonne dans la poitrine et fait pulser tripes et poumons. Le son, c’est celui de sifflements permanents – vous êtes capables de reconnaître le sens de chacun, de l’attribuer à tel obus de tel calibre, à force. Si vous risquez un œil hors du trou, vous ne verrez qu'une ligne inouïe de fleurs noires qui fleurissent : c'est la terre qui saute. Et puis il y a l’odeur, intenable l’été, des corps martyrisés qui pourrissent. Les rats, la vermine, la soif, la cantine qui n’arrive pas, les ordres non plus, la panique qui est toujours à deux doigts de vous saisir pour vous rendre fou.
Voilà une de ce que c’était pour les combattants, Verdun. Son souvenir mérite certainement mieux que d’être étouffé par la médiocrité d’un débat évitable.
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* Aujourd’hui RD1916 : même sa dénomination administrative rappelle Verdun.
** 50 000 tonnes par semaine.