Une instrumentalisation politicienne : c’est d’après Florian Philippot[1] l’exercice auquel se serait livré François Hollande dans son discours au camp des Milles, un camp d’internement situé près d’Aix-en-Provence, devenu entre 1939 et 1942 un centre de déportation de prisonniers étrangers et juifs vers les camps de la mort. Le reproche - récurrent - tient presque du gag tant le Front fait lui-même souvent dire à l’Histoire ce qui l’arrange. À commencer par son OPA sur Jeanne d’Arc.
Jeanne d’Arc, le contrefeu (pouf, pouf)
C’est dans les années 80 que le Front National s’est progressivement concentré sur Jeanne d’Arc, après avoir longtemps choisi plutôt Clovis comme figure historique de référence. Jean-Marie Le Pen cherche alors une allégorie puissante, capable de symboliser les positions de son parti et d’incarner l’idée qu’il se fait d’une France confrontée à de nouveaux envahisseurs. Aux Anglais combattus par la jeune Lorraine pendant la guerre de Cent Ans, ont succédé dans l’esprit de Jean-Marie Le Pen l’immigration et le poids de Bruxelles.
Dès 1981, le leader frontiste multiplie les références à Jeanne dans ses discours. En 1988, le Front national décide de concurrencer le 1er mai (fête des travailleurs) en réunissant ses troupes devant la statue équestre de Jeanne d’Arc à Paris – tradition ininterrompue depuis. À une célébration mondiale largement associée à la gauche, il oppose un contrefeu autour d’une jeune femme élevé au rang de quasi-idole. Et tant pis si Jeanne d’Arc n’a strictement rien à voir avec la date du 1er mai : ni sa mort (la jeune fille a été exécutée le 30 mai 1431), ni la libération d’Orléans (le 8 mai 1429) ne justifient une célébration ce jour-là.
La Pucelle, couteau suisse mémoriel
Fin connaisseur du « roman national[2] », Jean-Marie Le Pen a parfaitement compris le potentiel symbolique énorme de Jeanne d’Arc, qui peut séduire à peu près tout le monde. Pour le dire simplement, il y a une Jeanne d’Arc « de gauche » et une Jeanne d’Arc « de droite ». Du pain béni pour le FN, qui prétend faire voler en éclat cette coupure politique classique et incarner une synthèse des deux pôles.
- Pour la Jeanne d’Arc « de gauche », c’est aux origines modestes de Jeanne que le Front national fait appel. La petite fille du peuple, la terrienne, la fille de petits paysans[3], parvenue à la force du poignet à se hisser aux côtés des plus grands chefs de guerre de son temps… Bref, un symbole de la rébellion du faible contre le fort, du petit contre le gros. Et le Front National de l’après Jean-Marie Le Pen reprend toujours ce thème : «livrée à l’étranger par une partie de la haute noblesse, la France sera sauvée par une enfant du peuple (…) de modeste naissance », indiquait ainsi la présidente du Front national au printemps dernier. Et tant pis si la haute noblesse en question fut précisément celle qui s’opposa à l’Angleterre, bien avant Jeanne d’Arc…
- Le moins qu’on puisse dire de la Jeanne d’Arc « de droite », c’est que son appropriation par les courants nationalistes n’est pas neuve. Des Camelots du roi aux Croix de Feu, la plupart des ligues des années 30 s’en réclamaient déjà. Et sa lutte contre les Anglais lui valut d’être enrôlée par le régime de Vichy : après le bombardement allié sur Rouen – ville où Jeanne mourut brûlée – l’État français vit éditer le poster ci-dessous. Une petite merveille de propagande qui se passe de commentaires.
Jean-Marie Le Pen s’inscrit dans cette trajectoire en puisant dans la légende dorée de la bonne Lorraine une série de signaux. Il fait de la pucelle d’Orléans l’âme de la résistance, l’égérie de la lutte contre l’étranger, du juste contre l’injuste… Autre atout : Jeanne est catholique – mieux que catholique, sainte ! - dans un parti qui n’a pas attendu Nadine Morano pour invoquer les racines chrétiennes de la France. Quand Jean-Marie Le Pen, les yeux levés vers la statue parisienne, s’écrie « Jeanne, au secours !» en mai 2015, il s’approprie une nouvelle fois la sainte protectrice d’une France à ses yeux menacée, dans une dimension quasi mystique.
De Jean-Marie à Marine, même combat
Marine Le Pen, quels que soient ses désaccord avec son père, s’inscrit strictement dans cette ligne : « le Front National célèbre aujourd’hui Jeanne d’Arc et avec elle la France libre, indépendante et souveraine » et « nous remercions Jeanne de notre liberté et du sacrifice consenti, en rendant hommage à la Sainte, la bergère, la guerrière, la patriote ». Plus étonnant : à l’heure où le Front National cherche à séduire un nouvel électorat, elle enrôle désormais la Bonne Lorraine aux côtés d’Olympe de Gouges, Marie Curie ou Jeanne Hachette, citées par ailleurs :
« Nul besoin de grotesque théorie du genre pour se couper les cheveux et revêtir l’habit viril. [Jeanne] n’avait pas attendu l’égalitarisme des sexes pour monter à cheval et manier l’épée. Elle n’avait pas espéré la parité pour commander aux hommes et prendre la direction d’une armée. Elle n’avait pas attendu la libération de la femme pour donner sa vie à la libération de la France. Quel exemple pour toutes les femmes de France ! Quel modèle pour toutes les femmes du monde ! A l’instar de Jeanne, nombreuses sont les femmes illustres qui ont marqué le roman national de leur empreinte. Si la France s’est faite à coups d’épée, les femmes, elles aussi, ont pris leur part pour influer sur la destinée de notre Nation. »
Bref, Jeanne d’Arc, féministe sans le féminisme… Un anachronisme et une pirouette rhétorique de plus pour un parti qui ferait mieux de réfléchir à deux fois avant d’accuser les autres de récupération historique, surtout sur un personnage aussi complexe. À tout le moins, il ne fait pas mieux.
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[1] « Je trouve assez choquant que le chef de l’État instrumentalise ainsi un lieu de mémoire, un lieu de souffrance, pour faire de la politique politicienne », RFI, 9 octobre 2015.
[2] Marine Le Pen a repris mot pour mot cette approche en mai dernier, en évoquant « la plus extraordinaire héroïne de notre roman national ».
[3] Là encore, les arrangements avec la réalité sont palpables. La famille de Jeanne d’Arc était plutôt aisée pour son temps.