Armes chimiques : brève histoire d’une horreur guerrière

La preuve formelle ne devrait pas tarder à être faite avec le déploiement des inspecteurs de l’ONU : des armes chimiques ont bien été utilisées en Syrie.  Si on a déjà raconté ici l’une des toutes premières attaques chimiques de l’histoire, dans l’Antiquité, l’usage réellement massif d’armements chimiques date de la Première Guerre mondiale. Retour sur les débuts d’une arme particulièrement atroce, universellement condamnée et universellement utilisée.

Lacrymogènes, suffocants, vésicants…

La France fut probablement la première nation à utiliser des gaz contre l’ennemi, dès août 1914. Le but n’était d’ailleurs pas tant de lui causer des pertes lourdes que de rendre intenable la position qu’il occupait, en la noyant sous des produits capables de provoquer chez ses soldats toux, larmes, irritations…

Dès lors et avec un bel enthousiasme scientifique, les armées engagées travailleront sans relâche à améliorer la nocivité et l’efficacité des gaz employés : toutes les nations engagées s’y collent ou presque. On cherche avec acharnement dans toutes les directions : gaz suffocants destinés à abîmer les poumons des soldats à grand renfort de chlore, irritants ou lacrymogènes capables d’aveugler et de brûler les muqueuses des victimes, produits vésicants qui ravagent littéralement tous les organes…

Belgique, 1915 : un nuage verdâtre roule sur le sol

La première tentative massive est allemande et dirigée contre les Russes en janvier 1915 – et c’est un bide complet : le froid prive les gaz libérés de tout effet notable. Guère découragée, l’armée de Guillaume II change de front et libère 158 tonnes de gaz chloré contre les troupes adverses, trois mois plus tard en Belgique.

Le gaz n’est d’ailleurs pas dispersé par des obus, mais grâce à des bonbonnes d’acier posées au sol et ouvertes dans le sens du vent. Une sorte de nappe de fumée grise-verte en sort et semble rouler sur la terre. Plus lourde que l’air, poussée par le vent, elle colle au sol et pénètre dans les abris aménagés sous la surface du sol : tranchées, trous de protection… Paniqués, les soldats français – des Martiniquais d’une unité coloniale - reculent en désordre : la première grande attaque chimique de l’histoire ouvre une brèche de 7 kilomètres dans les lignes alliées. Pour rien : les troupes allemandes, elles-mêmes effrayées par le nuage de gaz, n’en profiteront pas…

Pourtant, les attaques au chlore trouvèrent vite leurs limites et les soldats s’adaptèrent, découvrant que de simples linges mouillés limitent la nocivité du gaz – surtout si le tissu est arrosé… d’urine. La course à l’arme chimique ne cessera plus d’évoluer jusqu’à la fin de la guerre, pour tuer plus vite et plus largement.

Attaques et contre-mesures

C’est la vieille histoire de l’obus et du bouclier : à chaque apparition d’une arme nouvelle répond un ensemble de contre-mesures destinées à en limiter les effets, parfois de manière plus ou moins surréalistes. L’armée anglaise pensa un temps à acheter 100 000… ventilateurs, destinés à renvoyer les gaz vers l’expéditeur.  Elle réfléchira aussi à équiper les artilleurs de scaphandres tout droit sortis d’un album de Tintin.

Des simples sacs troués en guise de masque à gaz aux équipements plus perfectionnés de la fin du conflit, les armées s’adaptèrent en permanence. Les procédures d’alertes furent de mieux rodées, le personnel médical fut formé pour traiter les victimes à coups d’antidotes plus ou moins efficaces…

Dans le même temps, les obus d’abord utilisés avec réticence s’imposent largement. Des fumigènes seront ajoutés aux gaz pour ajouter encore à la panique des troupes frappées par le bombardement et les chimistes chercheront à les rendre inodores pour les empêcher de voir venir l’attaque. Le plus célèbre des produits utilisés, pourtant, garda une odeur qui lui donna son surnom : celle de la moutarde.

Le gaz moutarde, cette « brume huileuse et jaunâtre »

Baptisé « ypérite » en France, le gaz moutarde (Cl CH2 CH2 S CH2 CH2 Cl pour les intimes) doit son nom à la ville d’Ypres, en Belgique, où l’armée allemande l’utilisa pour la première fois, une nuit d’avril 1917.

Cochonnerie sans nom, ce gaz présente des avantages non négligeables pour l’attaquant : inutile de le respirer pour en ressentir les effets, un simple contact cutané suffit, ce qui rend le masque à gaz parfaitement inutile. Un demi-milligramme de produit suffit à détruire l’œil sur lequel il est projeté. Pire, il peut stagner des jours sur le champ de bataille sous la forme d’une brume lourde et jaunasse capable de contaminer le sol en profondeur.

Le gaz moutarde fera au reste une victime célèbre : Adolf Hitler. A quelques mois de l’armistice, en octobre 18, le futur Führer combat comme estafette dans les Flandres lorsque son unité subit un bombardement anglais. Touché aux yeux, il ne retrouvera la vue qu’un mois plus tard, quelques jours après la fin de la guerre. Traumatisé à vie, le dirigeant nazi refusera toujours à son état-major l’emploi de gaz de combat pendant la Seconde Guerre mondiale – sur le champ de bataille, s’entend : on connaît l’usage que firent les nazis des gaz dans les camps d’extermination.

Impact militaire faible, impact psychologique majeur

Les chiffres sont à prendre avec précaution, mais on estime que 190 000 tonnes d’armes chimiques furent utilisées en 14-18 et que 90 000 militaires, tous pays confondus, furent tués par les attaques chimiques. Une paille pour un conflit qui eut la peau de près de dix millions de soldats.

Si le pourcentage des victimes tuées par les gaz est faible, on peine à imaginer la terreur que provoquait l’alerte aux gaz chez les soldats, au point qu’avec les tranchées, l’ypérite est le symbole même de la Grande Guerre dans la mémoire collective. Et pour cause : capable de provoquer des souffrances abominables, le gaz a un côté rampant qui en fait l’arme lâche et vicieuse par excellence. Et que ses effets sont psychologiquement désastreux non seulement sur les victimes, mais pour qui en est témoin. Le mieux est de laisser la place au témoignage d’un médecin, le Dr. Voivenel :

« Ce sont trois pauvres petits qui étaient dans un trou ; un obus à gaz est venu éclater sur le parapet, les inondant de son immonde produit. Leur figure est méconnaissable ; les paupières boursouflées, rouges, ne peuvent s'ouvrir ; la peau du visage, tuméfiée, chagrinée, est parsemée de cloques dont quelques-unes en s'ouvrant, laissent s'écouler leur sanie qui coagule en traînées jaunâtres ; les lèvres gonflées, vernissées, sont entrouvertes. Ils ne peuvent avaler ; la langue cuite, énorme, remue difficilement dans la bouche d'où s'exhale une haleine fétide. Ils ne répondent pas aux questions, font signe qu'ils étouffent, que quelque chose les étrangle. Ils râlent ».

Cent ans ou presque après la Grande Guerre, l’armement a progressé à grand pas jusqu’à en venir au pire : les fameux agents neurotoxiques. C’est a priori un de ces gaz qui a été récemment utilisé en Syrie, peut-être le sarin.

Publié par jcpiot / Catégories : Actu