Plus de 100 personnes meurent chaque minute dans le monde, toutes causes confondues. La plupart d'entre vous réussissent à oublier cette redoutable évidence. Je n'ai pas cette chance, et la mort est certainement la thématique qui évoque chez moi les réactions anxieuses les plus tenaces. Au moins deux événements nourrissent cette constitution de ma personnalité : un accident de bateau dans lequel j'ai bien failli y passer, et surtout l'augmentation du nombre de mes proches que je vois crever les uns après les autres.
“Puisque la mort est inévitable, oublions-la.” (Stendhal)
Au 21ème siècle, l'âge d'or d'un être humain se situe entre 40 et 50 ans. Passé ce climax, un déclin s'amorce, déclin qui s'accélère en fin de parcours à partir de 70 ans. Arrivés à l'âge adulte, vous commencez également à réaliser que 10 années de vie ne représentent presque rien. Aujourd'hui, il me reste au mieux trois ou quatre dizaines d'années à vivre, soit juste un peu plus que presque rien. La problématique devient alors la suivante : comment oublier la mort et vivre l'esprit tranquille durant mon maigre séjour terrestre ? J'ai bien essayé de m'engager dans une logique de reproduction sexuelle, espérant me consoler avec cette vague idée de la transmission. Mais en réalité, il m'est presque plus insoutenable de penser à l'avenir de mon fils qu'à ma propre mort. Je me suis également efforcé de retarder au maximum la date butoir, comme peuvent le faire certains clients assidus d'une médecine performante (Michel Drucker en est un exemple célèbre).
"La mort rattrape ceux qui la fuient" (Horace)
J'ai finalement réalisé que je prenais le problème à l'envers. Plutôt que d'essayer de fuir la mort à tout prix, il m'a semblé au contraire plus salutaire d'aller l'affronter, à l'image des heureuses victimes d'expérience de mort imminente (les fameuses NDE) qui en ressortent vaccinées contre leur thanatophobie. J'ai donc décidé moi aussi de titiller la mort, mais disons indirectement (les NDE restant des aventures aléatoires et encore difficilement maîtrisables)…
"L’anticipation de la mort de soi est une souffrance mais c’est aussi le début de la civilisation" (Bacqué, 2011).
Je ne pensais pas être rappelé si vite après avoir envoyé mon curriculum vitae avec autant de désinvolture à cette petite entreprise familiale spécialisée dans l'organisation de cérémonies funéraires. J'ai ensuite compris combien il était facile d'être recruté lorsque le dirigeant m'expliqua que "seules deux catégories de personnes postulent aux emplois de croque-mort : les étudiants et les atypiques".
L'apprentissage du métier nécessite une courte formation et les règles sont assez simples :
1/ Costume noir obligatoire (l'achat est remboursé sur facture par la société) ;
2/ Le cercueil est porté le plus souvent par 4 agents funéraires. L'épaulé-jeté se fait de la façon suivante : si vous êtes à gauche du cercueil dans le sens de la marche, agrippez l'une des 2 poignées latérales à l'aide de votre main gauche, soulevez la caisse et faites-là reposer sur votre épaule droite. Votre main droite vient alors appuyer à plat contre le dessous du cercueil et ainsi soulager votre épaule. Votre main gauche vient ensuite se positionner derrière votre dos pour finaliser une posture élégante. Il est fondamental que cette manipulation soit réalisée simultanément par chacun des 4 employés. Sans cela, le cercueil risque de se déséquilibrer au moment du portage, entraînant un surplus de charge pour le collègue qui, dans le pire des cas, peut se voir contraint de tout lâcher ;
3/ L'avant du cercueil (et donc la tête du défunt) doit toujours entrer et sortir en dernier du lieu de culte ;
4/ Garder son sérieux et mimer une certaine neutralité faciale quelles que soient les circonstances.
C'est la règle n°4 que j'ai eu le plus de mal à respecter : mes partenaires étant soit des étudiants très peu intéressés à faire carrière dans ce métier, soit des atypiques dont les conventions sociales ne satisfaisaient pas du tout à celles de la population générale, la majorité des cérémonies pouvaient prendre facilement une tournure incongrue. Dans un contexte où la joie de vivre est hautement inappropriée, je devais alors régulièrement réfréner mes fous rires.
“Suicidez-vous jeune, vous profiterez de la mort.” (Desproges)
En définitive, ces quelques mois d'expérience ne m'ont pas vraiment permis de diminuer la fréquence de mes pensées lugubres. Je retiens avant tout de cette péripétie un fait sensoriel marquant : l'odeur des corps conservés à basse température jusqu'à leur mise en bière.
“La mort est douce : elle nous délivre de la pensée de la mort.” (Renard)