« Le clan des psys » est une saga déclinée en épisodes inspirés de faits réels relatés par des patients ou des psys.
Episode 05 : les cordonniers
Je suis professeur de psychopathologie dans une université réputée de province. J’ai écrit de nombreux livres de vulgarisation en psychologie et suis régulièrement invité à la radio pour participer à des chroniques spécialisées en sciences humaines. J’ai aussi fait quelques plateaux de télévision pour des émissions diffusées trop tôt ou trop tard pour que quiconque me reconnaisse dans la rue. Je crois néanmoins que j’ai acquis une petite notoriété parmi les affranchis : pas plus tard que la semaine dernière, je dédicaçais un de mes ouvrages pour une doctorante. Je suis estimé par mes collègues universitaires, et une partie de la communié scientifique considère mes travaux comme étant importants, voire d’un grand intérêt social.
Depuis trois mois, on m’a octroyé l’éméritat.
Les cordonniers sont les plus mal chaussés
La plupart des gens pensent qu’être expert en matière de comportements humains suffit à vous mettre à l’abri de ce que l’on appel communément la folie. Mais il s’agit là d’un a priori trop peu souvent vérifié, à en juger l’état mental désastreux de la plupart de mes confrères. En réalité, nous ne sommes pas plus doués que vous pour surmonter nos angoisses.
A bientôt 70 ans, je pense n’avoir plus rien à prouver à personne. Mais il est temps aujourd'hui de confesser ma médiocrité.
Médisances, théorie du complot et supermarchés
Très vite après mon mariage, j’ai perdu le peu de désir que j’avais pour mon épouse. Nous faisons chambre à part depuis la naissance de notre deuxième enfant. Nous avons eu deux garçons et une fille qui sont tous les trois plus laids les uns que les autres. Le visage disgracieux de mon aîné m’hérisse le poil, probablement parce qu’il est celui qui physiquement me ressemble le plus.
Mes psys n’ont jamais réussi à m’aider. Je peux encore moins m’aider moi-même. Mes questions existentielles, mes idées de persécution sont attachées à mon esprit aussi solidement qu’un vigneron à son terroir.
Le monde appartient aux hommes politiques et aux industriels. Pas parce qu’ils ont du pouvoir ou de l’argent. Le monde leur appartient car ils connaissent les principes de fonctionnement du comportement humain et qu’ils savent les utiliser à leur avantage.
Les débordements de foule, les révoltes, tous les comportements déviants apparaissent quand l’être humain commence à s’ennuyer. Pour distraire une population, il suffit de lui mettre à disposition quelques sources de motivation conséquentes, de remplir son planning de vie avec des attractions sélectionnées avec soin. Un Castorama par-ci, un Mac Do par-là. Vive Ikéa, la Fnac, Edouard Leclerc. Sans oublier quelques dates et évènements clés saupoudrés dans l’année : une actualité sportive d’envergure internationale, le jeudi de l’Ascension, la coupe d’Europe des vainqueurs de coupe de football. Ramadan, Yom Kippour, Noël. Pour certains, les emplettes de fin d’année sont l’occasion d’une chouette sortie en famille ou l’opportunité de se réunir chez Flunch : les frites y sont servies à volonté et le menu des enfants est accompagné d’un petit jeu à construire dans le pur style Kinder - les mômes se réjouissent d’un rien. Parce que vous tenez à organiser un Noël qui vous ressemble, E. Leclerc a pris soin de sélectionner des biens pour tous les goûts et dans toutes les fourchettes de prix. Ici, même les plus modestes d’entre vous peuvent s’offrir un semblant de caviar faisant parfaitement illusion, boire des litres de vins blanc qui moussent comme le champagne, ou dévorer un bloc de foie de canard au goût tout à fait acceptable pour celui qui n’aurait encore jamais savouré des lobes de qualité. Pour jouir de ce luxe factice, n’hésitez pas à signer un contrat de financement permettant d’échelonner vos paiements sur 3 mois sans frais.
Compulsions d’achat et exode terrestre
Vous avez appris à fonctionner avec des objets sans importance. Aujourd’hui, ils donnent un sens à votre vie et sans eux, vous seriez déprimés. Les téléphones portables ou le web en sont des exemples criants : petit à petit, vous vous êtes habitués aux avantages offerts par ces technologies, à tel point que la société ne pourrait s’en passer qu’au prix d’une réadaptation radicale, aux conséquences psychologiques et économiques certainement désastreuses. Pour satisfaire les besoins de milliards d’êtres humains, les magasins E. Leclerc débordent donc d’objets inutiles, mais desquels nous sommes devenus dépendants. Une telle accumulation devient alors indissociable de ses effets sur l’environnement et du réchauffement climatique. Le monde court à sa perte. Une auto-destruction bien entamée que nous n’avons pas vu venir. Nous sommes des animaux, des organismes vivants dont les comportements trouvent leurs bénéfices à court terme. Nous ne sommes pas programmés pour anticiper le futur.
Ma vie n’a pas de sens. Je ne suis là que pour remplir une fonction, celle d'alimenter un peu plus un cycle de vie hasardeux qui de toutes les façons finira bien lui aussi par s'éteindre un jour. Dans un, deux, trois milliards d'années ? Un jour ou l'autre, il ne restera plus rien. Que vous soyez moche, intelligent ou drôle, avocat, enseignant ou clochard, Brad Pitt ou Cyril Hanouna, vous serez confrontés au même final. Le même trou noir insondable. Alors à quoi bon ?
Je ne suis que le maillon d'une chaîne de développement qui a débuté avec l’émergence d’un organisme unicellulaire et qui prendra fin avec l’extinction de milliards d’humains tous résidents de la planète Mars.
Les psys sont des cordonniers comme les autres.