C’est la question que je me suis posée le 10 novembre dernier. C’était un dimanche. Connaissez-vous le silence dominical des petites villes de province, quand le jour décline et les rues se vident ? Avez-vous senti une légère, légère, inquiétude s’insinuer dans vos pensées, jusqu’alors réjouies par le charme des rues pittoresques, par les tableaux bucoliques entrevus ça et là, au bout de perspectives ouvertes sur une campagne si proche ? La nuit vient. Et si une chambre d’hôtel vous attend, vous ne savez pas où dîner.
Etourdiment, parfois pour des raisons professionnelles, il m’est arrivé de vivre cette intéressante expérience : où manger un dimanche soir, dans une ville qui paraît sur le point de s'endormir ?
La première question est généralement posée, encore pleine d’espérance, au réceptionniste de l'hôtel, une des rares personnes encore en état de veille : “Savez-vous, si un restaurant est ouvert le dimanche soir ? ” Le réceptionniste aura souvent tendance à soupirer et à vous regarder avec une certaine compassion. A quoi vous attendiez-vous ? En effet, nous sommes dimanche ! Aussi, souvent, il vous expliquera : “Il y a bien une pizzeria ouverte, mais ce n’est pas tout près.” Là, vous pouvez légitimement avoir un petit pincement à l’estomac… On les connaît bien ces pizzerias des périphéries, ouvertes au beau milieu des zones d’activités commerciales. Dans la semaine, elles nourrissent les employés des entreprises voisines, les commerciaux en visite, les livreurs, les travailleurs nomades… Le samedi est réservé aux familles avec enfants. Mais le dimanche, elles assurent une sorte de service minimum de restauration, un S.M.R. Ne vous avisez pas de demander un extra, de faire la moindre remarque sur le pain un peu sec, sur le vin un peu chaud, sur la table un peu… C’est dimanche ! Estimez-vous heureux d’avoir une chaise, une assiette, une serviette, en papier, et le droit d’attendre que l’on vous serve la “Reine” que vous avez commandée... il y a maintenant trente minutes. Vous auriez préféré une “Quatre saisons”, mais justement c’est pas la saison !
Faites-vous tout petit, essayez d’éviter l’œil noir du serveur, le sourire pincé de la serveuse, réfugiez-vous derrière un journal, glissez-vous entre les pages d’un livre, et surtout, surtout ne dérangez pas le service. Telle est la dure loi de la “Reine”…
Le 10 novembre, j’attends avec fatalisme la réponse du réceptionniste : “Il y a bien une pizzeria ouverte…” Aï ! On ne peut pas dire que je n’étais pas prévenu… Un moment de silence… Je dois avouer que je tarde à réagir. Alors, il ajoute : “Et puis, il y a aussi “La côte à l’os”. Mais c’est un peu plus chic.”
Hosanna, je vais éviter la punition !
Je quitte l’hôtel le cœur gazouillant de félicité, mais, pas à pas, est-ce le brouillard de la Meuse tout proche, l’absence de voitures dans les rues, la lueur glauque des avenues, une humidité venue de l’Est européen - peut-être l’ensemble - je sens une sourde inquiétude me talonner. Plus chic qu’une pizzeria ? Cela laisse la place à pas mal de conjectures. Pas toutes joyeuses.
Enfin, j’arrive devant l’établissement. Prudemment, à distance, j’assure un premier repérage des lieux, je passe sans m’arrêter devant la devanture vitrée. Il y a du monde à l’intérieur, ce qui est rassurant. Etre en infériorité numérique, au regard du personnel de service, est souvent fatal dans un restaurant. Inscrite en belles lettres sur la vitrine, une phrase attire mon regard : “Nous ne servons que des produits frais et de saison”. Ah, ah, le miracle se préciserait-il ?
Ragaillardi, je pousse la porte d’entrée. Un gentil ronronnement de conversations, une douce chaleur et un serveur souriant me souhaitent la bienvenue. Ce dernier me conduit prestement vers une table nappée de blanc, qui n’attend plus que mon arrivée pour se couvrir d’une petite terrine de rillettes maison, de pain grillé et d’un verre de vacqueyras. Pour un peu, on souhaiterait retrouver inopinément un ami afin de partager tant de bonheur. Sur la carte, les viandes sont à l’honneur : poulet fermier, dont il est précisé qu’il fut élevé en plein air et qu’il sera doré au four et servi avec son jus de déglaçage; belle entrecôte maître d’hôtel à la plancha; filet de bœuf en crème de roquefort et porto… Du solide, de la nourriture concrète, on ne rêve pas en cuisine, on cuit, on mijote, on déglace, on bosse et c’est tout ! Et c’est parfait ! Je n’en demandais pas plus. J’opte docilement pour “L’incontournable jarret de porc croustillant, caramélisé”. L’attente est un peu longue, mais je liche la petite terrine de rillettes, je m’applique à bien tartiner mes tranches de pain grillé. Je regarde autour de moi, une télé à écran géant trône dans un angle, mais je suis suffisamment éloigné pour ne pas subir les commentaires de la chaîne d’information qui m’apprend, tout de même, la belle victoire du F.C Nantes en terres bordelaises. Toujours réjouissant. Pour un Nantais… Bien sûr.
L’attente est longue car le jarret est caramélisé au moment, seule façon de lui assurer le croustillant promis. Et de fait, ce fut un régal : la couenne délicieusement craquante accompagnée de son molleton de gras, parfumée d’une feuille de laurier, est une friandise. Plat énorme, bientôt débordant de l’assiette où l’on ne sait plus où parquer les os pour trouver un meilleur angle d’attaque sur la chair rose et confite.
Impossible de choisir un dessert, tant le jarret était généreux. Avant d’attaquer le froid de la nuit, un petit cordial digestif est le bienvenu, le garçon me propose un alcool de “type ardennais (sic)”. De la pomme, y’en a ! Il s’agit d’un compromis entre un calvados et un pommeau, trop sucré et pourtant haut en alcool, pas formidable. Mais attachant et inoffensif, incapable en tout cas de gâcher une soirée à Charleville-Mézières, un dimanche soir…
Le 10 novembre, il y a 122 ans, Arthur Rimbaud s’éteignait à Marseille, d’ailleurs, il faisait bien sombre dans les rues de Charleville…
Adresse : La côte à l’os – 11 cours Aristide Briand – 08000 Charleville-Mézières - Tél. : 03 24 59 20 16