En toute discrétion, il s'est glissé entre les pages du dictionnaire Larousse, dans la "promotion" 2013. Michel Bras vit avec modestie cette "Laroussisation" : "Ça me touche bien sûr, mais je suis surtout heureux de cette entrée dans le dictionnaire car elle permet de mettre en avant un territoire, une région, je suis de l’Aubrac. Personnellement, je suis flatté, c'est certain, cela veut sans doute dire que je marque le paysage de la cuisine française, mais là encore, je suis surtout heureux pour ma profession, qui n’a pas toujours été reconnue comme elle l'est aujourd'hui."
Pour nous, le chef étoilé commente quelques mots, tout comme lui récemment intronisés au "Bottin du vocabulaire". Un "Bottin gourmand" pour l'occasion, car ces mots choisis marquent nos nouvelles habitudes alimentaires, fruits d’une mode, d'un métissage, reflets aussi des évolutions de la société.
Et qu'est-ce que les cupcakes, le nori, le jus de bissap, ou encore les Bo-bun évoquent pour lui ?
Quelques mots partagés…
Au Larousse 2013 :
bissab ou bissap n.m. (mot wolof). Hibiscus dont les fleurs rouges fournissent une boisson rafraîchissante et un ingrédient culinaire.
"L'hibiscus, j'en ai dans mon jardin. Avec ma femme, nous aimons voyager et nous rapportons des aromates des pays que nous visitons. Je les acclimate ensuite dans mon jardin, non loin de Laguiole. J'ai une lecture de mon territoire, de mon patrimoine de produits, de saveurs, mais j'aime bien citer cette phrase de Cocteau : 'La tradition est un mouvement perpétuel, elle avance, elle change, elle vit', je ne peux pas me bloquer sur une tradition.
Je suis dans la contemplation de l’Aubrac, la photo m’y a conduit. Ce qui me berce, c’est le rien, la lumière, l’immatériel. Cette immatérialité, cette universalité, je la retrouve au Kerala, dans les Andes, où étrangement je découvre des liens avec l’Aubrac : la forme d’un piquet de pierre, des toits enfouis dans le sol… Cette universalité des cultures rurales, la façon dont on travaille le lait, que ce soit en Amérique du Sud, au Rajasthan, au Japon (même s’il s’agit de lait de soja), en Europe centrale avec les laits fermentés, il y a une palette d’expressions communes."
Au Larousse 2014 (qui équipera les élèves à la prochaine rentrée scolaire).
nori n.f. (mot jap.). Algue marine comestible, utilisée en particulier pour la confection des makis.
matcha n.m. (mot jap.). Poudre très fine de feuilles de thé, qui, battue dans de l'eau chaude, fournit une boisson dégustée lors de la cérémonie du thé au Japon.
"Nori : je ne suis pas particulièrement fan des algues, mais comme je suis attentif à leur qualité nutritive, je reconnais leurs vertus. Matcha : c'est le souvenir d’une cérémonie du thé dans une famille de la noblesse japonaise, ce respect de l’hôte, de l'invité, de la maîtresse de maison… Cela fait trente ans que je pratique le Japon, cela a éveillé en moi - si je ne l’avais pas déjà par le goût de la photographie qui m'habite depuis l'âge de 16 ans - le sens de la forme, par ces présentations subtiles, ces pliages, ces volumes, cette élégance à travers la présentation du produit, sa mise en scène. Ce qui me surprend en revanche, c’est que de jeunes cuisiniers japonais viennent étudier en France, quand on voit l’éventail des techniques qu’ils mettent en œuvre, leur panel d’expressions est très large, aussi je me demande ce que l’on peut leur apprendre. Et quand les cuisiniers japonais veulent s’approprier notre cuisine, je trouve qu'ils n'y sont pas… Au Japon ce qui m'a attiré également, c'est le travail sur le végétal, ce respect du produit, de la saisonnalité, un respect en lettre capitale du produit, du producteur, du consommateur. Ce lien tissé par le cuisinier dans ce triptyque. Mais bien sûr, il ne faut pas faire du copié/collé…"
cupcake n.m. (mot anglo-amér. "gâteau cuit dans une tasse"). Petit gâteau rond moelleux recouvert d’un glaçage généralement très coloré.
"Je ne savais pas ce que c’était. Ce sont mes enfants et mes petits-enfants qui m’ont renseigné. En fait, c’est un simple quatre-quarts. La différence ce sont ces couleurs vives et variées qui viennent le décorer. C'est chatoyant, ça permet de happer le consommateur. Ce qui m’amuse, c’est que cela me rappelle aussi ces gâteaux que je mangeais dans mon enfance et que l’on appelle des jésuites, ils étaient recouverts de sucre glace que j’aimais particulièrement récupérer pour m'en régaler. Pour les cupcakes, je pense que c’est aussi ce sucre qui attire la gourmandise des enfants, ils viennent le butiner."
bo bun ou bo-bun n.m. inv. Plat complet composé de nouilles de riz, de fins morceaux de bœuf, de crudités, d’herbes parfumées, de cacahouètes concassées, et parfois de nems.
"Il est possible d’offrir une restauration différente, rapide, consommée sur place ou emportée. J’ai répondu, il y a quelques années, à un appel d’offres du département de l'Aveyron pour l’ouverture d’un restaurant au viaduc de Millau. J’ai voulu mettre en avant nos produits, et nous avons conçu un sandwich en forme de cornet, une galette de sarrasin au beurre, que nous avons appelée "Capucin", du nom de cet ustensile de rôtisseur qui permet d’arroser la viande pendant sa cuisson. On ne cuisine pas, on assemble des produits de l’Aveyron, présenter la valeur de ces produits a du sens pour moi. Prochainement, un "Capucin" ouvrira à Toulouse. Et nous seront également présents à Rodez, au musée Pierre Soulage, pour une autre forme de restauration, ce ne sera pas "Capucin", ni ce que nous faisons au restaurant gastronomique de Laguiole."
Une autre façon encore d’exprimer les sentiments et les émotions. Au-delà des mots…
Poésie de l'expression
Michel Bras a inventé en cuisine, non pas un vocabulaire nouveau, mais un espace poétique. Une poésie rythmée et rigoureuse, efficace comme un outil, comme une clé qui ouvre pour nous les portes d'un Aubrac réinventé, transcendé par la vision du chef : "Le souffle de mon Aubrac me donne accès à l'universel", dit-il.
Deux de ses créations, le coulant au chocolat et le Gargouillou de légumes, marqueront à jamais l’histoire de la cuisine. Le premier est aujourd'hui mondialement connu, mille fois imité, vous l’avez sûrement croisé : un fin biscuit de chocolat et en son cœur une ganache onctueuse, qui s’épand dès l’ouverture de la gangue biscuitée. Deux ans de travail… Une R&D appliquée à une émotion : le coulant au chocolat est venu à l’esprit de Michel Bras au retour d’une journée de ski. Ce dessert contient l’esprit du chocolat maison servi fumant au soir d’une journée de neige en Aubrac.
Le Gargouillou est une peinture, c’est un champ, un potager, un herbier, un pan entier de nature livré dans son naturel le plus radical. En fonction des époques les couleurs changent, les saveurs aussi, le plaisir d’être en fusion avec la saison reste intense. Le Gargouillou a ouvert un champ poétique, nombre de cuisiniers y cueillent aujourd’hui leur inspiration.
Aussi différentes que soient ces deux recettes, une chose pourtant les unit : le sens du rythme. Cela peut paraître étrange pour une réalisation aussi ductile que le coulant au chocolat, mais si l’on songe un instant aux montres molles de Dali, le temps est bien là. Le rythme est donné par le mouvement du chocolat. Le coulant est un dessert cinétique.
Le Gargouillou, lui, est une explosion de tempi : textures, saveurs, couleurs. Le Gargouillou est une musique Be-Bop, avec à la baguette Michel Bras et son grand orchestre.