Il y a deux semaines, tous les médias ont repris un chiffre choc : la moitié de la nourriture produite dans le monde est jetée à la poubelle sans être consommée. Ce chiffre est fondé sur la sortie d'un rapport d'un organisme britannique, l'Institution of Mechanical Engineers.
Le gaspillage de nourriture a diverses origines. Dans les pays pauvres, des infrastructures de stockage et de distribution défaillantes qui font que la nourriture récoltée pourrit avant d'arriver au consommateur final; dans les pays riches, la sélectivité des distributeurs qui conduit les producteurs à jeter des produits consommables mais dont l'apparence risque de ne pas plaire aux consommateurs; des contraintes en matière de date de péremption qui conduisent consommateurs et restaurateurs à jeter des produits consommables, etc. C'est un problème réel et il est certainement utile d'en rappeler l'existence.
Mais ce n'est pas une raison pour reprendre sans le moindre recul un chiffre énorme. Car ce chiffre de 50% repris par tout le monde est grossièrement exagéré.
Un chiffre très suspect
Plusieurs éléments devraient mettre la puce à l'oreille. Tout d'abord, le fait qu'en 2011, les mêmes journaux qui citent aujourd'hui ce chiffre de 50% de gaspillage écrivaient qu'un tiers de la nourriture produite dans le monde est gaspillée. Le gaspillage a-t-il tellement augmenté en si peu de temps? Comment expliquer une telle incohérence?
L'origine du chiffre aussi aurait dû attirer l'attention. En quoi l'institut des ingénieurs en mécanique de Grande-Bretagne a-t-il des compétences en matière de gaspillage de nourriture? c'est un peu comme si l'Union Astronomique Internationale écrivait un rapport décrivant ses solutions contre la faim dans le monde. Quel crédit lui accorder?
Il suffit de lire le rapport, d'ailleurs, pour constater que cette organisation n'a aucune compétence particulière dans le domaine. Comme cela a été constaté dans l'émission de la BBC More or Less (pour écouter l'émission) l'institut n'a produit aucune donnée nouvelle pour écrire ce rapport, se contentant de reprendre des chiffres d'origines diverses, calculés avec des méthodologies contradictoires, en choisissant systématiquement les estimations les plus élevées possible. Résultat, selon Toine Timmermans, un chercheur spécialisé dans ce domaine et qui coordonne la recherche pour l'Europe, ce chiffre de 50% est "invraisemblablement élevé" et n'a aucune crédibilité scientifique.
C'est que la définition même du gaspillage varie. S'il n'y a pas de doute sur le fait que des aliments qui pourrissent dans un entrepôt avant d'être consommés, ou un pot de yaourt acheté et jeté à la poubelle parce qu'il a atteint la date de péremption constituent un gaspillage, d'autres définitions incluent les problèmes d'obésité (la nourriture en excès consommée peut être considérée comme un "gaspillage") ou la simple détérioration des qualités nutritionnelles dans la distribution (par exemple si un produit est congelé au lieu d'être consommé frais).
Et les chiffres officiels, repris dans le rapport, sont eux-mêmes sujets à caution. le chiffre de la quantité globale de nourriture gaspillée est repris d'un rapport de la FAO datant de 2011, qui lui-même cite un rapport de l'ONU du début des années 2000, qui s'appuie sur des données recueillies pendant les années 90. Or, il a pu se passer énormément de chose en la matière en 20 ans : quel crédit donner à des études qui se contentent de se citer les unes les autres en reprenant des estimations périmées?
L'information circulaire et ses conséquences
Cela illustre un phénomène hélas fréquent : des chiffres qui à force d'être cités par untel, qui cite machin, qui cite truc, qui lui-même cite untel, finissent par flotter dans le débat public sans que personne ne prenne la peine de les vérifier. Les chiffres de la contrefaçon vérifient le même schéma. Ces chiffres prennent une vie propre, se transforment, et font l'objet à intervalles réguliers d'une vaste publication dans laquelle tout le monde les reprend sans se poser la moindre question.
Cela traduit un travers trop fréquent dans l'information scientifique. Alors que la science réelle se caractérise par la spécialisation et le doute, le scientifique médiatique est trop souvent celui qui s'exprime dans n'importe quel domaine (pourvu qu'il porte une blouse blanche et soit affilié à un organisme dont le nom fait science, sa compétence sur le sujet qu'il aborde importe peu) et affirme des idées péremptoires.
On pourrait penser que c'est pour la bonne cause : peut-être qu'il faut exagérer un peu pour être entendu. et rappelons-le, le gaspillage de nourriture est un vrai sujet. Mais en quoi claironner un chiffre absurde peut-il modifier durablement les comportements? On le voit rapidement dans les commentaires des articles reprenant ce chiffre des 50% : les gens s'indignent, déclarent que eux ne gaspillent pas : les gaspilleurs, ce sont toujours les autres.
Il est certain que personne ne se reconnaîtra dans "la personne qui jette 50% de la nourriture qu'elle achète", tout simplement parce que cette personne n'existe pas, et que ce chiffre tombé du ciel n'a strictement aucune valeur. Une fois l'indignation retombée, le gaspillage continuera comme avant : c'est le danger de ces chiffres qui n'ont pour but que de faire réagir, et pas d'informer.