Des guêpes dans le conteneur
Dans un petit village de la campagne française, il y a un container à emballages en verre. L'été et la chaleur aidant, des guêpes s'y sont installées, attirées par les reliefs de boissons et d'aliments sucrés qui s'y trouvent. La présence de ces hôtes indésirables pose toute une série de problèmes: les utilisateurs ont peur d'aller déposer leurs bouteilles dans le conteneur, puisque chaque fois qu'ils y jettent quelque chose, une horde de guêpes furieuses en sortent. Résultat, ils préfèrent déposer leurs bouteilles à distance respectable du conteneur, se disant que les employés chargés de vider le conteneur se débrouilleront. Les moins civiques préfèrent carrément déposer les bouteilles dans le conteneur à papier voisin. Le lieu ou se trouve le conteneur est devenu un vaste dépotoir.
Et les bouteilles s'accumulent. En effet, l'entretien et la vidange du container sont effectués par une entreprise locale, dont les employés sont payés pour vider le conteneur à l'aide d'un camion-treuil, pas de ramasser des bouteilles répandues partout. Les employés pourraient évacuer le nid de guêpes et laisser le conteneur dans son état normal; ils font remarquer, à juste titre, que rien de leur contrat ne prévoit cela, et que de toute façon, ils n'ont ni produits chimiques, ni équipement pour ce travail. Eux non plus ne veulent pas s'approcher du conteneur, pour éviter de se faire attaquer par les guêpes.
Il y a une génération, ce problème se serait posé de manière tout à fait différente. La municipalité ne faisait pas appel à une entreprise prestataire de services, mais disposait d'un cantonnier. Celui-ci était un employé municipal, homme à tout faire de l'entretien des chemins et infrastructures du village. Le maire de la commune aurait pu lui demander d'aller se charger du nid de guêpes, quitte à aller acheter quelques produits dans la supérette du village. Le cantonnier n'aurait pas été surpris d'une telle demande et l'aurait effectuée de plus ou moins bonne grâce, avant d'aller narrer ses exploits au café du village.
Avant d'en conclure que le passé était idyllique et que la modernité nous rend incapables de résoudre des problèmes banals, il ne faut pas oublier que le fait pour la commune d'avoir un cantonnier n'était pas non plus idéal. Il fallait lui payer chaque mois un salaire, même s'il n'avait rien à faire dans la commune, dont l'entretien ne nécessitait pas un salarié à plein temps. Par ailleurs, le cantonnier préférait de beaucoup aller boire des petits verres de vin plutôt que nettoyer les fossés envahis par les mauvaises herbes; dès qu'il le pouvait, il faisait en sorte d'écourter sa journée de travail, obligeant le maire et les adjoints à lui faire la chasse sur les chemins du village, pour vérifier qu'il travaillait effectivement plutôt que de discuter de la pluie et du beau temps avec un fermier.
La nature de la firme
C'est un problème qui n'aurait pas étonné Ronald Coase, décédé hier à l'âge de 102 ans. A l'âge de 26 ans, en 1937, ce jeune étudiant publiait "la nature de la firme", l'un des deux articles qui lui vaudrait plus d'un demi-siècle plus tard le prix Nobel d'économie. L'époque avait vu l'essor d'entreprises de très grande taille, totalement intégrées : Ford possédait même des plantations d'hévéas en Indopour produire le caoutchouc de ses pneus de voitures. Mais cette évolution avait largement échappé aux économistes, qui se concentraient sur la modélisation de marchés dans lesquels travailleurs, employeurs, consommateurs, déterminaient leurs actions dans un environnement économique sans frictions. Coase faisait remarquer que dans un tel monde virtuel, les organisations de grande taille n'ont aucun intérêt : si les marchés fonctionnent si bien, il ne devrait pas y avoir de salariés mais des contractuels indépendants; Ford devrait acheter son caoutchouc sur le marché plutôt que de gérer des plantations et créer des villes entières au fin fond de l'Amazonie.
Le problème, faisait remarquer Coase, c'est que dans la pratique le recours au marché implique des coûts, qu'il appelait à l'époque "coûts de marketing", rapidement devenus des "coûts de transaction". En particulier, la difficulté de rédiger des contrats exhaustifs qui prévoient toutes les éventualités. Si la commune devait rédiger son marché public de gestion de conteneur en listant tous les problèmes qui peuvent survenir, celui-ci ferait la taille d'un annuaire et nécessiterait un avocat à plein temps. Il vaut sans doute mieux faire appel à un cantonnier employé en permanence. Mais la supervision et le management de salariés génère d'autres problèmes et d'autres coûts; au bout du compte, les frontières des entreprises seront déterminées par la comparaison entre les coûts de transaction, de recours au marché, et les coûts d'organisation et de management.
Pour une entreprise automobile, il est sans doute plus intéressant d'avoir une chaîne d'assemblage intégrée, et d'acheter ses pneus à un fournisseur extérieur. Les coûts de négociation entre les différentes étapes du montage sont trop élevés; par contre, acquérir la technologie et mettre en concurrence des fournisseurs est plus efficace pour les pneus. A l'époque, l'analyse de Coase est passée totalement inaperçue des économistes. Mais très vite, la question "faire ou faire faire" est apparue comme l'une des plus importantes de l'organisation des entreprises. La perspective de Coase est de ces idées qui apparaissent comme évidente une fois formulée, mais à laquelle personne n'avait songé avant; c'est le cas de beaucoup des idées majeures dans les sciences sociales.
fréquences et dioxyde de souffre aux enchères
Cette comparaison entre recours au marché ou à l'organisation centralisée a conduit Coase, par la suite, à préconiser dans les années 50 la mise aux enchères des ondes pour déterminer quelles radios ou télévisions devaient en bénéficier, considérant que traiter les fréquences comme une propriété privée les allouerait de manière plus efficace. Puis à s'intéresser aux questions d'environnement en constatant que la façon de traiter le problème par les économistes était plus adaptée à des exercices formels qu'à la réalité. Les économistes (et les tribunaux) considéraient des problèmes comme "l'entreprise X pollue, infligeant un préjudice de Y à la collectivité, il faut donc la taxer (ou lui infliger une amende) à ce niveau". Pour Coase, dans son article de 1960, cette perspective ne tenait pas compte du fait que dans la pratique, l'origine du préjudice est partagée. Supposez une personne qui construit une maison à côté d'un aéroport pour ensuite demander une indemnité pour nuisances sonores. Qui est responsable? Coase fait remarquer que dans le monde sans friction des économistes, il ne devrait y avoir aucun problème, victimes et causes de nuisances peuvent se mettre d'accord. Soit les riverains paient l'aéroport pour réduire le niveau de bruit, soit l'aéroport les indemnise ou réduit le bruit; quoi qu'il arrive le niveau de nuisances sonores sera le même.
Ce résultat un peu tautologique - si les gens peuvent se mettre d'accord sans coût, ils le feront - a souvent été interprété comme l'idée que le mécanisme de marché pouvait résoudre tous les problèmes d'externalités - à tort. Coase montrait surtout que dans le monde réel, essayer de trancher ces questions sur des bases de justice (méchant pollueur contre gentil riverain) ne menait à rien; et qu'il valait mieux s'appuyer sur des comparaisons de coût. S'il vaut mieux taxer l'aéroport, c'est que les coûts d'organisation des riverains de celui-ci seraient trop élevés pour arriver à une solution optimale. Cette idée a permis d'inventer des techniques nouvelles, comme la mise aux enchères de permis de polluer, pour aborder les questions d'environnement. Les permis d'émission de dioxyde de souffre ont par exemple permis d'éliminer pratiquement les pluies acides aux USA. Elle est aussi à l'origine de l'analyse économique du droit.
A 102 ans, Coase publiait encore un livre, avec un de ses étudiants, sur l'essor de la Chine. Pendant ce temps, Dans le petit village français, le conseil municipal a eu une idée pour traiter le problème du nid de guêpes; il a fait installer une caméra de surveillance devant les conteneurs, pour identifier les mauvais citoyens qui ne déposent pas leurs bouteilles dans celui-ci. Les bouteilles vides s'accumulent toujours, hors du champ de vision de celle-ci.