La Banque Centrale Européenne a annoncé récemment qu'elle envisageait la suppression du billet de 500 euros. La question ne se cantonne pas à l'Europe: Larry Summers, s'appuyant sur des travaux de Peter Sands, a préconisé la disparition de toutes les grosses coupures (le billet de 100 dollars, de 500 euros, de 1000 francs suisses, etc). D'autres, comme Kenneth Rogoff vont jusqu'à préconiser la fin de l'argent liquide, de manière progressive, en commençant par les grosses coupures puis en diminuant progressivement les valeurs maximales des billets. Cela se justifie-t-il?
Mais qui utilise ces gros billets?
On utilise de moins en moins d'argent liquide. La banque centrale européenne émet de moins en moins de billets de 10 et 20 euros par exemple. En Suède, il est possible de vivre des années sans voir une seule pièce ou billet: même le musée Abba, groupe auteur de la chanson "money money money" n'accepte pas les paiements en argent liquide. Et surtout, on n'utilise quasiment jamais des billets à grande dénomination. Vous n'avez probablement jamais vu ou tenu dans vos mains un billet de 500 euros; La plupart des commerçants les refusent. Même en Allemagne, pays célèbre pour son goût pour les paiements en liquide, seulement 1% des citoyens a déjà utilisé un billet de 500 euros.
Pourtant, alors que toutes les petites coupures sont de moins en moins utilisées, les banques centrales émettent de plus en plus de grosses coupures. Les billets de 500 euros représentent un tiers de la valeur totale de tous les billets en euros; 80% du cash américain est constitué de billets de 100 dollars, alors que pratiquement personne ne semble les utiliser pour des transactions courantes. Alors qui?
La réponse semble évidente: qui donc a besoin de grandes quantités d'argent liquide faciles à transporter? Les trafiquants en tout genre, les criminels, ou les fraudeurs. Summers indique ainsi que le billet de 500 euros est parfois surnommé le "ben laden" tant il est privilégié par les terroristes. L'Etat Islamique est largement coupé du système bancaire international et a largement recours au liquide. Les billets de 500 euros permettent de stocker et de transporter des sommes importantes dans un volume réduit, une petite valise ou une enveloppe: l'idéal pour les usages illégaux de tous ordres, ou la fraude fiscale.
En 2010, les banques britanniques ont cessé de fournir à leurs clients des billets de 500 euros, suite à un rapport indiquant que 90% d'entre eux avaient un usage criminel. En Italie, la banque centrale a relevé que l'essentiel de ces billets étaient stockés et utilisés par la mafia. En 2013, le Luxembourg, l'un des pays européens où l'on utilise le moins le cash pour les transactions courantes, a émis le double de son PIB en billets de 500 euros (alors que ceux-ci ne représentent que 4.7% du PIB de la zone euro) en expliquant simplement que ces émissions "satisfaisaient une demande" (sic).
La messe semble donc dite : ces gros billets ne servent pas aux transactions courantes et sont une bénédiction pour les fraudeurs, les criminels et les terroristes. Il faudrait donc les supprimer, histoire de leur rendre l'activité plus difficile.
La raison moins avouable
On pourrait néanmoins se poser une question. Ce problème des gros billets n'est pas nouveau; il y a plus de 20 ans Pablo Escobar avait tellement de billets de 100 dollars qu'il perdait 2.1 milliards de dollars par an, dévorés par les rats; La question du gros billet en euros, de son rôle potentiel pour les activités criminelles, se posait déjà lors de la création de l'euro. Alors pourquoi ce débat renaît-il maintenant?
C'est que depuis peu les banques centrales ont ajouté une nouvelle arme à leur arsenal pour relancer l'économie : les taux d'intérêt négatifs. Et comme les lecteurs attentifs de ce blog le savent, une manière de se protéger des taux d'intérêt négatifs est de stocker de l'argent liquide. Certains, dont entre autres l'économiste allemand Hans-Werner Sinn, considèrent donc que la coincidence est troublante; supprimer le billet de 500 euros serait surtout un moyen pour une BCE aux abois de mener tranquillement sa politique de taux d'intérêt négatifs.
Même si ce n'est pas le motif réel, l'existence de l'argent liquide devient un obstacle pour mener la politique monétaire lorsque les taux d'intérêt sont bas; c'est le problème de la borne inférieure zéro. Lorsque la banque centrale baisse ses taux directeurs, cela se répercute sur le marché du crédit en incitant à emprunter et investir. Mais lorsque les taux d'intérêt sont à zéro, baisser encore les taux d'intérêt devient nettement moins efficace; il devient préférable de stocker son argent en liquide dans un coffre (avec un rendement de zéro) plutôt que de le conserver sur un compte à la banque centrale avec intérêts négatifs. Ce phénomène n'est pas instantané, car manipuler des grosses sommes en liquide n'est pas très facile; mais ce stockage reste plus facile avec de très grosses coupures qu'avec des billets de faible dénomination.
D'où l'idée que l'actuelle "guerre au cash" est en fait une manipulation des banques centrales laissant présager la spoliation des déposants. Si vous avez envie de vous régaler de récits complotistes sur ce sujet, une recherche google vous suffira. Sans aller jusque là, le timing pose question. Et si sous couvert de la lutte contre le terrorisme et la fraude fiscale, se dissimulaient des objectifs moins avouables?
Sauvons les gros billets
Il est clair que les grosses coupures facilitent les opérations financières dissimulées. Qu'elles sont donc un instrument privilégié pour les criminels, terroristes et fraudeurs. Mais quelle est exactement la fraction de ces utilisateurs de grosses coupures qui le font pour ces motifs? On peut, après tout, avoir d'autres raisons. Il y a deux ans, la fed a essayé de savoir où se trouvaient exactement tous ces billets de 100 dollars qui ne réapparaissaient jamais. La plupart d'entre eux se trouvent à l'extérieur du pays.
Et les utilisateurs sont très variés, pas uniquement des criminels. Il y a déjà les habitants des pays dollarisés (Panama, Equateur...) qui utilisent le dollar et se servent des grosses coupures pour conserver leur épargne. Il y a des citoyens d'Amérique Latine qui stockent de l'argent liquide parce qu'ils n'ont pas confiance dans leur système bancaire ou leur gouvernement (pensez, Argentine ou Venezuela). Il y a simplement des gens qui ont peur à cause de la crise. Les réfugiés qui fuient leur pays ont besoin de cash aisément transportable pour emporter leurs maigres avoirs avec eux. Dans les années 90, les grosses coupures en Deutsche mark permettaient aux habitants des balkans d'échapper à l'hyperinflation dans leur pays ravagé par la guerre; plus tard la demande de dollars en provenance de Russie a accompagné l'effondrement du système économique du pays.
Pour la zone euro, comme pour les USA, les grosses coupures sont un fantastique produit d'exportation. Nous exportons vers l'étranger des morceaux de papiers avec des trombines de président (ou des monuments architecturaux inexistant) et nous recevons en échange des actifs; c'est comme si les étrangers nous faisaient un prêt sans intérêt. C'est une opération rentable, même si elle n'est moins maintenant à cause des taux d'intérêt très bas. En temps normal, cela rapporte une quarantaine de milliards d'euros chaque année à la BCE qui sont ensuite répartis entre les états membres.
La suppression des grosses coupures causerait des inconvénients aux criminels. Mais c'est s'illusionner que penser que le trafic de drogue, le terrorisme, ou la fraude fiscale pourraient être sérieusement entamés par cette suppression. Mener un attentat ne coûte pas cher : une trentaine de milliers d'euros pour les attentats de paris, quelques centaines de milliers pour les attentats du 11 septembre; des sommes qu'il est facile de faire passer sous le manteau, même sans argent liquide.
Les personnes les plus génées par la disparition de ces gros billets seraient tous ceux qui n'ont guère de possibilités de faire autrement. Il faut noter aussi une perspective plus sombre si l'argent liquide venait à totalement disparaître : il deviendrait possible aux gouvernements d'interdire à n'importe qui de participer à la vie économique. Julian Assange en a fait les frais. Marginaux, immigrés, opposants politiques, doivent vivre en marge de la société : sans argent liquide, cela deviendrait impossible. Le bénéfice de la disparition des gros billets est probablement surévalué; ses conséquences plus inquiétantes qu'on ne le pense.