Les incels, Michel Houellebecq et le néolibéralisme

Extension du domaine de la lutte

Le récent attentat de Toronto a mis au coeur de l'actualité les "incels" - ces communautés virtuelles d'hommes "involontairement célibataires", n'ayant jamais eu de relations sexuelles ou très peu, qui communient sur internet dans la haine des femmes qu'ils ne parviennent pas à séduire, et des hommes populaires et bien dans leur peau (les "Stacys" et les "Chads").

Ces communautés pourtant ne devraient pas constituer une surprise. Les "Incels" ont été prévus et décrits par l'écrivain Michel Houellebecq, il y a plus de 20 ans, dans son roman "extension du domaine de la lutte". Dans celui-ci, les personnages principaux sont deux informaticiens trentenaires. Le narrateur n'a eu qu'un petit nombre d'aventures amoureuses minables et a été jeté comme un malpropre par la seule femme avec laquelle il ait eu une vague relation; l'autre, très laid, vierge à trente ans, essaie sans succès d'enfin avoir une relation sexuelle avec des femmes systématiquement dégoûtées à sa simple vue.

Le narrateur établit un parallèle entre libéralisme économique et sexuel : "Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place; dans un système sexuel où l'adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables; d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie sexuelle variée et excitante; d'autres sont réduits à la masturbation et à la solitude".

Les deux personnages du livre en viennent au meurtre: "c'est la seule chance qui te reste" déclare le narrateur à son comparse. "Lorsque tu sentiras ces femmes trembler au bout de ton couteau, et supplier pour leur jeunesse, là tu seras réellement le maître". Un soir de noël, ils suivent un couple partant faire l'amour sur une plage pour les assassiner. (on n'en dira pas plus pour ne pas trop divulguer du livre à ceux qui ne l'ont pas lu).

Le parallèle entre les personnages décrits par Houellebecq il y a un quart de siècle et l'actualité est troublant. les personnages de Houellebecq sont des incels avant l'heure. Que peut-on penser de sa perspective?

L'âge du consentement

Il n'est pas absurde de dresser, comme le fait Houellebecq, un parallèle entre libéralisation économique et libération sexuelle. D'une sexualité subordonnée à l'ordre social, enchâssée dans des institutions (comme la famille) dans laquelle la norme sociale définit la sexualité "normale" et condamne les autres, on évolue vers une sexualité dans laquelle la valeur centrale est le consentement individuel : toutes les formes de sexualité sont permises à la condition expresse d'être consenties. La sexualité devient purement affaire de volonté individuelle, et seules les atteintes au consentement sont condamnées. Une sphère qui s'autonomies du reste de la société, dans laquelle le seul interdit est la violation du consentement individuel, dans laquelle tout est permis dès lors que la volonté individuelle est respectée, c'est la définition d'un marché autorégulateur.

Et sur un marché autorégulateur, il y aura des inégalités, des gens plus désirables et désirés que d'autres. Pour les autres, ceux qui ne sont pas désirés, la sexualité sera une sphère dans laquelle tout est en théorie permis, mais en pratique impossible. Tout comme les pauvres dans la société marchande ont le droit d'acheter ce qu'ils veulent, il se trouve juste qu'ils n'en ont jamais les moyens. L'autorégulation sexuelle est très loin d'être égalitaire.

Il ne faut pas pousser la comparaison trop loin. Le sexe est une sphère différente de la sphère monétaire: il n'est pas possible d'accumuler les conquêtes sexuelles sur des générations comme on peut accumuler du capital ce qui crée une limite supérieure au niveau d'inégalité possible. Le niveau d'inégalité sexuelle est aussi probablement plus élevé dans les sociétés traditionnelles que le narrateur de Houellebecq ne semble l'imaginer; la monogamie de la société bourgeoise est loin d'être la seule forme d'organisation de la sexualité enchâssée dans le social, et les sociétés polygames génèrent aussi des inégalités significatives en nombre de partenaires sexuels, et des frustrations considérables. Qu'y a t'il donc de spécifique dans une sphère sexuelle organisée selon le principe du consentement?

Violence de la méritocratie

Toutes les sociétés inégalitaires, comme le rappelle Marx, génèrent des idéologies légitimant l'ordre social et les inégalités. Sur un marché autorégulateur, fondé sur le consentement, les inégalités sont légitimées par le mérite. Si un million de personnes décident librement de me verser 10 euros pour assister à mes cours d'économie, Je deviens très riche mais cette situation est juste, elle n'a spolié personne. Si je suis très riche, c'est que j'ai apporté quelque chose d'utile et désirable aux autres.

Ce principe de justice fondé sur le mérite, qui présente l'avantage pour les riches de légitimer leur position sociale favorable, a une contrepartie: ceux qui échouent et n'ont rien, eux aussi, ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes. En pure méritocratie, la seule manière d'expliquer les échecs, ce sont des défaillances personnelles. Si j'échoue, il ne peut y avoir qu'une seule explication : c'est de ma faute, je ne peux m'en prendre qu'à moi-même, je dois "m'améliorer".

Cette idée de mérite n'est pas réellement fondée; en matière économique, comme en matière sentimentale, le succès et l'échec sont auto-renforçants, ce qui fait que de petits écarts dûs au hasard peuvent aboutir à d'énormes différences au bout du compte. Mais l'idéologie du mérite sert à justifier l'existant,à légitimer la position avantageuse des vainqueurs.

Et c'est le message qu'entendent en permanence celles et ceux qui sont privés de relations sexuelles; non seulement subir la frustration sexuelle, le vide affectif, mais en plus, s'entendre dire que c'est sa faute. trop laid, pas assez populaire, pas assez sociable, trop demandeur, trop timide... Arrêtez les jeux vidéos! grandissez un peu! C'est à peu près la seule recommandation charitable que la société vous adresse.

Et il n'est guère d'alternative. Il était autrefois possible de sublimer le célibat dans la vocation religieuse et d'en retirer un prestige social, qui n'est clairement plus ce qu'il était. Il était possible d'incriminer des causes extérieures - je ne me marie pas tant que je suis trop pauvre - mais cette justification n'est plus présente dès lors que la sphère sexuelle s'autonomise. Il ne reste plus qu'une explication : si vous n'avez pas de rapport sexuel, c'est que vous êtes taré.

Il n'est pas très étonnant que cela génère, de la part d'une fraction des gens dans cette situation, un rejet violent et une haine profonde envers le reste de la société qui leur renvoie une telle vision d'eux-mêmes.

Plus récemment, il est légitime que l'émotion consécutive à l'attentat de Toronto génère des commentaires vifs à chaud. La quantité de jugements décrivant les "incels" comme des sous-hommes avec tout le registre reste quand même remarquable. Il est peu probable que les concernés y verront autre chose que la confirmation que la société n'a rien pour eux. Les autres malchanceux continueront eux de rester invisibles.

Incompréhension

C'est que le sujet est en dehors des schémas habituels. A droite, le libéralisme économique a bonne presse, pas la libération sexuelle; à gauche, c'est l'inverse. Résultat, si à droite on veut bien critiquer la marchandisation dans la sphère sexuelle; on est bien moins à l'aise lorsqu'il s'agit d'étendre cette critique à la sphère économique. Pourtant, si le néolibéralisme conduit à une distribution insatisfaisante dans le domaine sexuel, y génère misère et frustration, que doit-on en conclure sur la distribution des revenus dans une économie libérale? A gauche, si la critique du néolibéralisme économique est largement développée, il n'y a guère de grille de lecture convaincante pour traiter la question des perdants de la liberté sexuelle.

C'est que le sexe n'est pas comme les biens matériels ou l'argent: Si l'on peut éventuellement acheter des prestations sexuelles, le désir et l'affection ne s'achètent pas. Houellebecq, dans son roman suivant, "les particules élémentaires", envisageait une issue par ce que nous appellerions aujourd'hui le transhumanisme, l'apparition par mutations génétiques d'humains hermaphrodites capables d'obtenir seuls du plaisir sexuel, sans recourir à un autre, et se reproduisant uniquement in vitro. Dans un temps plus proche du nôtre, on peut envisager un moment ou des technologies comme la réalité virtuelle fourniront des plaisirs charnels plus satisfaisants que la réalité. Si cela vient à se concrétiser, nous aurons des problèmes bien différents et inédits.

(la photo d'illustration est la couverture de "Houellebecq économiste" du regretté Bernard Maris). 

 

 

Publié par alexandre / Catégories : Actu