SMIC : la vraie question

SMIC : changer les règles?

Le dernier rapport du groupe d'experts sur le SMIC est sorti. Les auteurs recommandent, sans grande surprise, de ne pas augmenter le SMIC au dessus du minimum légal (donc pas de coup de pouce); la nouveauté est l'autre recommandation, de modifier les règles d'évolution du SMIC, pour qu'il n'évolue plus qu'en fonction de l'inflation (au lieu de l'inflation et de la moyenne des salaires ouvriers comme aujourd'hui) voire seulement en fonction des décisions du pouvoir politique, sans automaticité. Pour être clair, cela aurait pour effet de raboter considérablement les hausses futures du salaire minimum.

Les réactions à ce rapport ont été éminemment prévisibles, comme toujours lorsqu'on parle du salaire minimum. D'un côté, on indique qu'un salaire minimum trop élevé a un effet négatif sur l'emploi, que le SMIC devrait être remplacé par des mécanismes de soutien au revenu des plus pauvres. De l'autre, on s'indigne de propositions qui dévalorisent les plus pauvres, et on propose auxdits experts de "vivre quelques mois avec le SMIC pour comprendre ce que c'est".

Il y a un côté agaçant et convenu dans ces réactions automatiques. Les adversaires du SMIC minorent le fait que l'analyse économique est loin d'un consensus sur les effets de hausses du salaire minimum. Dans l'autre camp, il est facile de se déclarer partisan d'un SMIC plus élevé au motif que ceux qui le perçoivent le méritent : c'est une forme de générosité affichée qui a l'avantage de ne rien vous coûter. Surtout, on n'évolue pas : les effets du salaire minimum ne sont considérés que dans le très court terme, la prochaine statistique du chômage ou la prochaine feuille de paie des smicards. Peut-on prendre une autre perspective?

L'évolution de l'emploi

Regardez le graphique qui illustre ce post. Il indique l'évolution de l'emploi sur une vingtaine d'années, par catégorie de salaire. On voit que l'emploi à salaire "moyen" tend à diminuer, tandis que l'emploi à salaire élevé et à bas salaire augmente; la tendance est valable dans tous les pays du graphique (on la trouve aussi dans les autres pays de l'OCDE). Le graphique ci-dessous montre que l'effet est le même pour la qualification :

qualif

En somme, ce qui augmente c'est l'emploi peu qualifié et mal payé, et l'emploi très qualifié et bien payé. Entre les deux, l'emploi à revenu moyen exigeant des qualifications moyennes s'évanouit. La cause du phénomène est assez bien identifiée : c'est l'évolution technologique qui agit de deux manières. Premièrement, elle permet d'automatiser des emplois (par exemple dans l'industrie) et de faire disparaître au passage des emplois de classe moyenne.

Deuxièmement elle permet de réorganiser les entreprises et d'externaliser de nombreuses activités (les technologies de l'information permettent de superviser plus efficacement ce qui se fait dans des entreprises tierces). Résultat soit les perspectives de carrière des salariés externalisés sont médiocres - au lieu d'être femme de ménage chez Kodak on est femme de ménage employés par un sous-traitant sous contrat avec Apple, sans perspective d'en sortir - soit les activités externalisées sont délocalisées dans des pays à bas salaires.

Cette évolution technologique ne détruit pas d'emploi au total : elle les redistribue, avec d'un côté des emplois très qualifiés et bien payés, pour ceux qui peuvent les obtenir. Pour les autres, il reste soit des emplois aliénants, consistant à être subordonnés aux machines pour faire les tâches répétitives qu'elles ne peuvent pas accomplir; de l'autre côté des emplois de service à la personne qui ne peuvent exister que s'ils ne coûtent pas cher, parce que leurs consommateurs (personnes âgées, parents de jeunes enfants) n'ont pas en général de très hauts revenus; le nombre d'emploi offert dans ces types d'emploi par nature peu capitalistiques ne dépend que du niveau des salaires.

Le salaire minimum, inadapté pour une société post-industrielle

Voici alors comment le SMIC pourrait entrer dans ce tableau. Si effectivement la technologie nous conduit vers l'avènement d'une profusion humaine de personnes peu qualifiées qui ne pourront pas être absorbées par le marché du travail sans baisse importante des salaires, alors le salaire minimum est un instrument inadapté. Il était efficace lorsqu'il était un moyen d'élever les salaires dans une société industrielle à gains de productivité rapides, il devient de plus en plus un problème.

Dans ce sens la proposition du groupe d'expert sur le SMIC prend du sens. Faire peser le niveau de vie des salariés sur le SMIC devient de plus en plus nuisible. On ne le voit pas tellement maintenant parce que les évolutions de l'emploi sont lentes mais à terme il devient de plus en plus nuisible. Certes, il n'y a pas moins de noyades quand on abaisse de 10cm la profondeur de l'eau dans les piscines : cela n'empêche pas que les piscines sont dangereuses pour les gens qui ne savent pas nager.

La solution serait alors de déconnecter de plus en plus le niveau de vie de l'exercice d'un emploi. L'idéal serait un revenu de base versé de manière inconditionnelle, que les gens pourraient compléter à leur convenance avec des emplois indépendants dont la rémunération seule ne suffit pas. Dans cette perspective qui trouve de nombreux partisans dans la Silicon Valley, en fonction des possibilités les gens pourraient être chauffeur uber quelques heures par semaine, garde d'enfants à d'autres, en fonction des offres de la "gig economy". Si effectivement l'avenir de l'emploi ressemble à cela, alors il faut drastiquement modifier notre système de protection sociale, permettre la portabilité des droits sociaux d'un emploi à l'autre, bref déconnecter la protection des personnes de l'emploi qu'elles exercent. Dans cette perspective le salaire minimum serait un instrument dépassé.

Stagnation séculaire

Il y a pourtant un problème dans cette approche. Il est possible en effet que loin d'observer les effets de trop de progrès technologiques, nous soyons en train de contempler les effets de progrès technologiques insuffisants. Et que les bas salaires en soient la cause principale.

Le mécanisme serait le suivant. Au fur et à mesure que le marché du travail doit absorber des quantités importantes de travailleurs peu différenciés, les salaires diminuent. Il devient alors rentable d'embaucher les gens dans des emplois peu productifs; la productivité moyenne de l'économie stagne. Comme les salariés ne coûtent pas très cher, l'incitation à économiser le travail, donc à investir, diminue, ce qui fait encore plus stagner la productivité. Le pouvoir de négociation des salariés diminue et leur part de la valeur ajoutée se réduit, au profit des détenteur de capital. Ceux-ci épargnent beaucoup ce qui crée une situation macroéconomique perpétuellement déséquilibrée : forte épargne, faible investissement, donc taux d'intérêt perpétuellement bas et économie à la merci d'une récession, dans laquelle les banques centrales ne peuvent agir faute de pouvoir beaucoup baisser les taux d'intérêt. On se trouve avec une économie de salaires stagnants, à productivité qui évolue lentement (sauf dans une minorité de secteurs) dans laquelle les inégalités explosent. Cela ne vous rappelle rien?

Face à cela la solution consistant à laisser le SMIC descendre et le compléter par des allocations peut être très inefficace. La baisse des salaires s'entretient et le cercle vicieux ci-dessus avec. Par ailleurs l'équilibre politique du dispositif est très instable. Si les inégalités de revenu, avant redistribution, sont fortes, on fait dépendre la redistribution d'une minorité de très riches à qui il faudra prélever des impôts très élevés. l'expérience quotidienne montre qu'on peut toujours rêver, et que les riches en question soit partiront, soit auront la capacité d'influencer la politique pour limiter la pression fiscale. Les seuls systèmes d'impôt élevés qui tiennent sur le long terme sont ceux qui prélèvent et redonnent au plus grand nombre.

Faire monter les salaires

La seule solution pour sortir de la stagnation dans cette perspective est de trouver le moyen de faire monter les salaires, seul facteur sur le long terme qui poussera la productivité vers le haut. Cela signifie un agenda radical, dont les éléments seraient les suivants :

  • augmenter le pouvoir de négociation des salariés. Soit en les intégrant dans la prise de décision dans les entreprises, à l'allemande, soit en favorisant la syndicalisation et l'organisation du travail, en particulier des indépendants et dans le secteur des services.
  • une politique de la concurrence vigoureuse, et d'antitrust. Eviter la concentration des entreprises, au contraire casser les grandes entreprises existantes en entités plus petites, favoriser les nouveaux entrants et décourager les rentes de monopole.
  • Augmenter la productivité de l'économie avec des investissements en infrastructures et en formation professionnelle. Ces dépenses publiques peuvent être financées aisément par l'endettement, qui ne sera pas inflationniste dans un contexte macroéconomique de taux d'intérêt structurellement faibles.

Et le salaire minimum dans tout cela? Difficile à dire. D'un côté il est un moyen de pousser les salaires vers le haut. De l'autre une abondante littérature économique montre qu'il est un piètre substitut au pouvoir de négociation des syndicats. Il n'est pas certain du tout, en tout cas, qu'il soit si dépassé que cela.