Il y a quelques semaines, un camion rempli de millions de pièces de monnaie a été déversé devant le parlement suisse; en même temps, a été apporté la liste de 125 000 signatures nécessaires pour la mise en place d'un revenu de base en suisse. Son montant n'a pas été précisé, mais les promoteurs de l'initiative proposent 2500 francs suisses par mois par adulte, et 625 par enfant de moins de 18 ans; soit environ respectivement 1 900 et 500 euros. Cela peut sembler beaucoup mais la Suisse est un pays riche, et ces montants correspondent au seuil de pauvreté du pays. En France, l'équivalent correspondrait à des montants d'environ 950 et 300 euros. Du coup, cette idée ancienne refait débat. Elle a les honneurs du New York Times, il y a une initiative européenne sur le sujet, on en parle dans tous les pays. En ces temps de débats mornes, d'austérité et de croissance en berne, et si le revenu de base était une utopie raisonnable? quelques éléments du débat.
Qu'est-ce que le revenu de base?
le revenu de base, ou revenu inconditionnel, consiste à verser à chaque membre d'une communauté politique un revenu inconditionnel permettant à chacun de vivre au dessus du seuil de pauvreté. Le mot clé est inconditionnel. Cela ne dépend pas du fait de travailler ou non, de conditions d'âge, ni même de conditions de revenus; le sdf reçoit exactement le même montant que Liliane Bettencourt au titre du revenu de base; en France, cela donnerait environ 2500 euros par mois pour une famille de deux parents et deux enfants, 900 euros par mois pour un adulte. Ensuite, les gens peuvent compléter ou non cette allocation avec des revenus supplémentaires, et celle-ci est soumise à la fiscalité générale comme tous les revenus.
Combien ça coûte?
Très cher. Si l'on considère la population française, et les montants ci-dessus, cela correspond à environ 650 milliards d'euros par an; Soit un tiers du PIB total. Il faut cependant nuancer ce montant en se souvenant que cela viendrait se substituer à toute une série de dépenses sociales déjà existantes. Le RSA, la prime pour l'emploi, les allocations familiales, la partie des retraites jusqu'au montant de base, allocations chômage, etc. Par ailleurs, le dispositif a le grand avantage d'être très simple à administrer, ce qui permettrait de réaliser des économies budgétaires par rapport à tous les dispositifs existants. Pour certains de ses promoteurs, cela permettrait aussi de considérablement flexibiliser le fonctionnement de l'économie; il deviendrait par exemple possible de libéraliser le fonctionnement du marché du travail, de réduire le montant du salaire minimum, supprimer de nombreuses régulations dommageables à l'emploi, de supprimer la distinction activité et retraite, toute une série d'aides à l'emploi peu efficaces, sans conséquences dommageables pour les salariés qui ne seraient plus soumis à l'obligation de travailler pour vivre.
Mais il ne faut pas se leurrer : cela représenterait un coût très important, une extension majeure de l'état-providence sous une forme très différente du système actuel. Cela dit, c'est moins radical qu'il n'y paraît, parce que le système actuel coûte déjà très cher, pour des résultats décevants par rapport à son coût.
Plus personne ne voudra travailler!
C'est la crainte principale des adversaires du dispositif. Sans la pression de devoir travailler pour vivre, l'incitation à travailler disparaîtrait, et avec elle les revenus nécessaires pour financer le revenu de base. Il se trouve que cette idée a été testée; le revenu de base est l'une des rares utopies ayant fait l'objet d'expérimentations dans les années 70. En versant à des gens choisis au hasard une allocation correspondant au seuil de pauvreté, il est apparu une réduction du temps de travail de l'ordre de trois semaines à un mois par an. Peu de gens accepteront de faire des emplois désagréables et mal payés s'ils touchent déjà le revenu de base. Pour les promoteurs de l'idée, c'est une conséquence désirable du système; offrir aux gens la liberté de choisir vraiment de travailler, sans la contrainte de survie, les émanciperait réellement. Un revenu de base au niveau du seuil de pauvreté, par ailleurs, n'est pas l'abondance. De nombreuses personnes souhaiteraient compléter cela en travaillant à plein temps. Les employeurs devraient alors offrir des emplois et des conditions de travail réellement attrayants pour attirer du personnel.
Certes, on risque de voir des segments de la populations perdre le contact avec le travail de façon durable, sur des générations. Mais les diverses réformes des années récentes, consistant à accroître les incitations à travailler, n'ont pas eu d'effet très probant. Subordonner les allocations au travail conduit effectivement les pauvres à travailler, mais dans des emplois faiblement productifs et peu rémunérés, dont il est très difficile de sortir. On remplace la trappe à inactivité par une trappe à pauvreté, pour satisfaire des a priori idéologiques contestables.
Se pose également la question de l'avenir du travail. De nombreux économistes craignent que l'évolution technologique ne conduise à rendre de nombreuses personnes aussi inemployables que le sont devenus les chevaux au 20ième siècle. Ces craintes ne sont pas certaines mais il n'est pas inutile de réfléchir à des utopies concrètes si le travail vient effectivement à disparaître petit à petit, sauf pour une minorité.
Pourquoi en parle-t-on si peu?
Le revenu de base est poussé par un ensemble assez hétéroclite. Des écologistes, mais aussi des libéraux, ou encore Christine Boutin ou Dominique de Villepin en France se sont déclarés favorables à la mesure. Lorsqu'un écologiste apprend qu'il a une idée commune avec Christine Boutin, l'esprit de clan fait qu'il pense qu'il doit y avoir un malentendu. Partout, c'est le même attelage improbable qui est favorable au revenu de base, constitué d'activistes d'extrême-gauche utopistes et de libéraux affirmés (Milton Friedman ou Charles Murray se sont déclarés favorables à la mesure). Pour les premiers, il s'agit d'un moyen de mettre fin au capitalisme, pour les seconds, de faire disparaître la bureaucratie de l'état-providence. Pas étonnant qu'ils aient du mal à constituer un front uni. L'idée intéresse aussi des scientifiques plus nuancés, comme le belge Philippe Van Parijs ou l'anglais Tony Atkinson. Mais elle reste en dehors de la fenêtre d'Overton et n'est tout simplement pas débattue.
Sur le papier, elle semble séduisante et générerait probablement de nombreux problèmes en pratique; l'idéologie managérialiste de notre temps n'est guère favorable aux idées simples, qui sont rapidement noyées dans la complexité et les arbitrages politiques. Mais c'est une idée qui a plus de mérites que son absence du débat public ne suggère. Le referendum suisse sur le sujet lui donne un éclairage bienvenu.