La vraie fin du travail?
La fin du travail a fait irruption dans la campagne électorale française, avec Benoît Hamon, présenté dès les primaires socialistes comme le candidat de la fin du travail, une image qui lui colle à la peau depuis, permettant aux éditorialistes de ressortir des éditoriaux préfabriqués sur "la fin du travail toujours prévue, jamais réalisée, d'ailleurs la preuve, le chômage baisse". Il a eu beau bénéficier d'un soutien imprévu, celui de Bill Gates qui recommande de "taxer les robots" rien n'y fait : l'idée n'est pas prise au sérieux.
L'argument est toujours un peu le même: la créativité humaine est telle que les gens trouveront toujours quelque chose à faire sans les robots. Or je ne sais pas vous, mais de mon côté je dispose de deux sortes de capacités : des capacités physiques et des capacités cognitives. Lorsque les machines se substituent à l'effort, que les tracteurs remplacent les pioches, effectivement les humains peuvent se consacrer aux tâches cognitives. Mais qu'en est-il lorsque l'intelligence artificielle se développe et peut accomplir de plus en plus de choses notre place? Cet argument est trop simpliste, du genre "ça ne s'est jamais passé avant et nous sommes des créatures géniales".
L'effet du progrès technique
Pour comprendre l'impact de la mécanisation, ou autre phénomène qui permet de produire beaucoup plus avec moins de travail, le mieux est de recourir à un modèle simplifié (dont l'origine est ici). Supposons une économie constituée de 30 millions de travailleurs, qui peuvent produire du pain et du fromage. Un travailleur peut produire, un pain ou un fromage. La demande est telle que les gens veulent consommer autant de pain que de fromage, les deux produits sont complémentaires. Il est facile de voir que dans cette économie le travail se répartira entre les deux secteurs à égalité, 15 millions de personnes produisant du pain et 15 millions du fromage, pour une consommation moyenne d'un demi pain et d'un demi fromage par travailleur.
Imaginons maintenant que de meilleures machines permettent de doubler la productivité des producteurs de pain : un travailleur produit désormais deux pains. Comme tout le monde veut consommer autant de pain que de fromage, on voit que l'issue sera d'avoir 20 millions de travailleurs dans le fromage, et 10 millions dans le pain : de cette manière l'économie pourra globalement consommer plus de pain et plus de fromage (20 millions de chaque), le progrès technique aura accru la prospérité d'ensemble.
Avant de voir ce que néglige ce modèle, il est intéressant de voir ce qu'il montre. Le progrès technique dans un secteur réduit effectivement l'emploi dans un secteur mais le travail se déplace dans un autre secteur. Et notez que si le progrès technique touche tous les secteurs de manière uniforme, il n'y a même pas besoin de déplacement de main d'oeuvre d'un secteur vers l'autre. On notera aussi que cela implique des consommateurs satisfaits de consommer plus, mais rien ne les empêche, si leurs besoins de pain et de fromage sont saturés, de décider de profiter de l'occasion pour globalement travailler un peu moins en consommant la même chose qu'avant.
Et malgré son simplisme, ce modèle décrit assez bien ce qui s'est passé sur le long terme depuis la révolution industrielle. En 1850 le textile et l'agriculture occupaient plus de 80% des travailleurs en France, ces deux secteurs combinés représentent aujourd'hui moins de 5% de la main d'oeuvre, moins que la seule éducation nationale. Si dans le modèle vous remplacez "pain" par "industrie" et "fromage" par "services, vous avez en gros l'évolution de l'emploi en France des années 70 aux années 90. Toutes les explications économiques que vous lirez sont des versions élaborées de ce modèle. Le progrès technologique déplace l'emploi sans créer de chômage sur le long terme, et permet de devenir plus prospère en travaillant globalement moins.
Points aveugles
Ce modèle est aussi intéressant pour ce qu'il ne montre pas, qui permet d'identifier des problèmes potentiels. Premièrement il suppose les travailleurs capables de passer sans difficultés d'un secteur à l'autre. L'expérience montre que ce n'est pas si facile et que cela peut prendre beaucoup de temps. De ce point de vue l'expérience de la première révolution industrielle n'est pas encourageante: de nombreux travailleurs qualifiés se sont retrouvés condamnés à la misère, les salaires sont restés longtemps stagnants, sur fond de troubles politiques violents. "Il faut beaucoup insister sur la formation" est un mantra chez les économistes dont le point commun est de n'avoir jamais connu de grandes difficultés scolaires. Au 20ième siècle on a su apprendre à lire, écrire et compter à une population largement analphabète; il n'est pas certain qu'il soit si facile de s'adapter aux futurs emplois aussi facilement. Il est possible qu'une fraction importante de la population devienne inutile - comme le sont devenus les chevaux au 20ième siècle.
Une autre limite du modèle est la question de la répartition des revenus issus des gains de productivité : le modèle suppose cette répartition égalitaire mais rien ne permet d'en être certain. Que se passe-t-il si tous les gains sont accaparés par un petit nombre, qui sont propriétaires des machines, ou détiennent le monopole sur des actifs immatériels (brevets, programmes, technologies) impossibles à reproduire ? L'idée de "taxe sur les robots" (qui serait en pratique une taxe sur les détenteurs de capital) pose de gros problèmes (faut-il me taxer si je confie à ma femme de ménage un aspirateur mécanique plutôt qu'un balai?) mais présente le mérite de poser la question.
Ce qu'il nous restera
Reste enfin une dernière question: celle du type d'emplois qui pourrait émerger lorsque des logiciels ou machines se substituent à des emplois existants. Et sur ce plan les évolutions techniques actuelles ne sont pas très encourageantes.
Il semble en effet aujourd'hui beaucoup plus facile de faire faire par une machine les activités cognitives répétitives, que de faire des machines effectuant les gestes humains les plus simples. Les logiciels sont aujourd'hui meilleurs que tous les joueurs d'échecs humains, mais il n'est pas facile de construire une machine qui rangerait les pièces dans la boîte après la partie. Il est très difficile de construire une machine qui monte un escalier, ou qui simplement déplace un carton dans un entrepôt.
Il devient alors possible d'imaginer que les emplois non automatisables qui nous resteront, loin de faire appel à nos capacités cognitives, seront plutôt de devenir complémentaires des machines en faisant ce qu'il est difficile de leur faire faire, mais sous leur contrôle étroit. On s'en rapproche déjà : les technologies modernes permettent déjà un degré de surveillance des salariés tellement important qu'il est moins nécessaire d'augmenter leurs salaires pour assurer leur motivation.
Il n'est pas certain qu'il soit possible de construire des voitures autonomes capables d'effectuer tous les trajets possibles : par contre, la généralisation du système appliqué aux livreurs de colis, qui doivent suivre strictement l'itinéraire imposé par une machine qui les suit en permanence par GPS à la seconde près, qui va jusqu'à leur dire avec quelle main ils doivent prendre leur stylo, est envisageable.
Dans mon métier (l'enseignement supérieur) on peut envisager le remplacement du cours en amphi par des enregistrements; par contre toute une partie du travail qui consiste à capter l'attention des étudiants est plus difficilement automatisable. Il est possible d'envisager un enseignement du futur dans lequel les chargés de cours devront guider les étudiants sous la direction précise de logiciels leur dictant quoi faire à chaque instant.
Il est possible que la mécanisation future concerne toutes les tâches cognitives "nobles" et nous laissent les tâches physiques et cognitives difficiles à automatiser. Classer des photos pour le "mechanical turk" d'amazon ressemble peut-être beaucoup à l'emploi d'avenir : comme celui des employés de centres logistiques à qui une machine dit d'aller vers une caisse, d'y ramasser 5 objets, puis 5 objets, puis 5 objets, puis 4 objets, parce que le logiciel a identifié que demander de ramasser 19 objets d'un coup augmente le risque d'erreur.
Il est donc parfaitement possible que les emplois futurs soient particulièrement déplaisants. Lorsque la mécanisation transformait l'agriculteur en instituteur, ou l'ouvrier en chef de rayon, on peut toujours dire qu'il s'agissait de la marche du progrès. Mais s'il transforme le chirurgien en assistant du robot, le médecin généraliste par une nounou qui vérifie que le patient a bien pris ses pilules, le journaliste par un vérificateur du style d'une dépêche d'agence rédigée automatiquement, le travail futur sera tout aussi abondant que parfaitement insupportable.
Même si l'emploi ne disparaîtra pas, nous ne savons pas encore ce que les machines nous laisseront exactement. Il est possible que la blessure narcissique soit insupportable, et que nous finissions par préférer la fin du travail à ce genre de travail sans fin.