Atypique
Richard Thaler est un économiste atypique. Il sait écrire et il est doté d'un solide sens de l'humour, deux caractéristiques pas forcément les plus répandues dans la profession. Si vous ne me croyez pas, lisez Nudge, son livre coécrit avec le juriste Cass Sunstein, mais surtout son autobiographie Misbehaving (difficile à traduire, mais qui signifie "celui qui ne se comporte pas bien"), qui ne devrait pas tarder à être traduit en français, effet nobel d'économie oblige. Mais sa principale qualité, si l'on en croit son ami Daniel Kahneman, Nobel d'économie, est la paresse. Thaler est de son propre aveu très paresseux, très lent pour finir d'écrire ses papiers, ce qui paradoxalement est un avantage : il ne travaille que sur des sujets suffisamment intéressants pour outrepasser sa paresse.
Professeur débutant, ses étudiants se plaignaient de la moyenne de son examen : 72 sur 100, une moyenne générale qui conduisait des hordes d'étudiants à faire le siège de son bureau pour dire que le sujet était trop difficile. Il décida de changer le total des points, de noter son examen sur 137, sans rien changer d'autre. L'année suivante, la moyenne générale de l'examen était de 96 sur 137, soit 70 sur 100 - moins que l'année précédente. Mais les étudiants étaient ravis. 96 était plus proche de 100 et donnait l'impression que l'examen avait été réussi, même si le résultat final ne changeait pas (de toute façon, il allait donner A aux premier 10% des étudiants, puis B, puis C, etc). A partir de l'année suivante, tous ses sujets commençaient par l'avertissement suivant adressé aux étudiants : "l'examen est noté sur 137 parce que cela semble vous faire plaisir. Cela ne change rien à la note finale". Plus jamais un étudiant ne s'est plaint.
Cette anecdote résume Thaler. Identifier une bizarrerie dans les comportements des gens - comme le fait qu'une note avec un gros chiffre apparaît meilleure même si cela ne change rien au classement - puis changer le contexte dans lequel cette bizarrerie apparaît pour obtenir une amélioration.
Le prix d'une vie
Sa thèse portait sur un sujet qui peut sembler macabre : la valeur d'une vie humaine. La question peut sembler choquante en elle-même mais constitue un problème important de politique publique. Comme le suggérait Thomas Schelling, postez en novembre dans le journal la photo d'une petite fille atteinte d'un cancer qui va mourir en disant que dépenser un million de dollars permettrait de prolonger sa vie jusqu'aux fêtes de noel, et les dons vont affluer. Par contre, annoncez qu'il faut augmenter les impôts locaux pour acheter dans le même hôpital une machine de nettoyage qui coûte un million de dollars et permettrait de réduire de 5% le nombre de maladies nosocomiales dans cet hôpital et donc sauvant plusieurs vies par an, les réactions ne seront pas les mêmes. Dans les perceptions collectives toutes les vies sauvées ne se valent pas. Mais pour les politiques publiques, il faut faire des choix. L'idée pour choisir est la suivante: identifier ce que les utilisateurs seraient prêts en théorie à payer pour réduire la mortalité. Par exemple, supposez qu'on construire une autoroute, et que l'on propose à ses utilisateurs soit de devoir y payer un péage de 10 euros, ce qui permettrait de disposer d'équipements de sécurité réduisant le nombre d'accidents à 10 par million de véhicules; ou un péage de 100 euros qui réduit le nombre d'accidents à 9 par million de véhicules. Il est plausible que la première option serait préférée, ce qui permet d'identifier le "prix d'une vie" et de prendre des décisions. Les méthodes identifiées pour ce calcul dans sa thèse par Thaler sont encore utilisés aujourd'hui en décision publique - "le prix d'une vie" est environ aujourd'hui de 7 millions de dollars.
Incohérences et biais cognitifs
Au passage, en rédigeant sa thèse, Thaler avait constaté que les choix des gens manquaient de cohérence. En soi, ce n'est pas une grande découverte: "les gens ne sont pas rationnels" n'est pas une remarque d'une grande profondeur ni d'un grand intérêt, contrairement à ce que croient ceux qui en déduisent que tout l'édifice des sciences économiques s'effondre quand on l'énonce. Encore faut-il identifier comment et pourquoi les gens agissent comme ils le font, ce qui est nettement plus compliqué.
Thaler a commencé à relever des incohérences, des bizarreries, dans les comportements des gens (pendant un certain temps la liste était écrite sur le tableau dans son bureau, sous le titre "trucs idiots que les gens font"). C'est l'apéritif et les invités sont en train de se gaver de cacahuètes. Je retire le bol de cacahuètes de la table et tout le monde me remercie. Pourquoi ne décident-ils pas tout simplement de laisser les cacahuètes dans le bol s'ils ne veulent pas en manger trop? Ou alors, j'ai reçu des tickets gratuits pour le match du soir. Mais il fait un temps épouvantable et je renonce à y aller - tout en reconnaissant que si j'avais payé 20 € pour acheter ces tickets, j'y serai allé. Ou encore : je vais acheter un livre qui coûte 25€. Le vendeur m'informe que le même livre est vendu 15 euros dans le nouveau magasin de la chaîne, à 10 minutes de marche. Je vais acheter un téléphone à 795 euros. Le vendeur m'informe que le même téléphone est vendu 785 euros dans le nouveau magasin de la marque, à 10 minutes de marche. Ma décision est-elle la même dans les deux cas? Probablement pas. Pourtant dans les deux cas je dois marcher 10 minutes pour économiser 10 euros. Ou alors, je constate que je dépense différemment lorsque je dépense de l'argent liquide que je sors de mon portefeuille que lorsque je dépense la même somme en payant par carte, prélevée directement sur mon compte. Ou le comportement asymétrique des gens face aux gains et face aux pertes.
Ces exemples peuvent sembler anecdotiques mais illustrent des biais cognitifs, des formes systématiques d'incohérence dans nos comportements. Ces biais cognitifs peuvent parfois avoir des conséquences très importantes en pratique, conduire les gens à agir contre leur intérêt, expliquer pourquoi certains marchés fonctionnent mal, ou offrir des possibilités de gains à ceux qui savent les identifier et les exploiter. Le travail de Thaler a consisté à identifier ces biais et à en mesurer l'existence au travers d'expériences et de tests empiriques. Le champ d'application de ses idées est énorme, allant de régularités prévisibles sur les marchés financiers (par exemple, l'effet janvier qui faisait que la bourse avait de meilleures performances en janvier que les autres mois, une anomalie disparue une fois révélée), au comportement de recrutement des équipes professionnelles de basketball (Thaler a montré que les équipes surpayaient systématiquement certains joueurs, phénomène aussi observé dans le baseball et à l'origine du succès des Oakland As, raconté dans le film moneyball).
économie comportementale
D'autres, dont des nobel, se sont intéressés à ces problèmes : Maurice Allais, Herbert Simon, Robert Shiller, et Daniel Kahneman. Le rôle spécifique de Thaler a été double. Premièrement, il a inlassablement poussé ces idées auprès des autres économistes. D'abord ignoré et moqué, il a patiemment lutté pour faire admettre ces idées, appelées aujourd'hui économie comportementale, auprès de ses collègues. Il a tenu une colonne dans le journal of economic perspectives intitulée "anomalies" décrivant et expliquant ces paradoxes. Il a montré leur importance et leurs conséquences à des économistes qui avaient trop tendance à considérer ces anomalies soit comme des curiosités, soit comme des phénomènes qui disparaissaient sur les marchés ou lorsque les gens prennent de "vraies décisions". Dans la pratique s'il y a effectivement des biais aux expériences en laboratoire montrant des biais cognitifs, ceux-ci ont des conséquences significatives.
Nudge et "paternalisme libéral"
Cela a conduit à l'idée, avec Cass Sunstein, de traduire ces biais cognitifs dans les politiques publiques. L'argument était le suivant : nous sommes souvent victimes, à notre insu, de choix qui nous sont présentés d'une manière qui nous pousse à agir d'une manière que nous pourrions regretter. Il suffit parfois de petites modifications dans l'environnement pour améliorer significativement les conséquences. L'exemple typique est celui de la mouche dessinée dans les urinoirs qui étrangement, conduit les utilisateurs à en mettre beaucoup moins à côté. Mais aussi des choses plus importantes. Par exemple un système dans lequel on vous offre l'option de décider à l'avance que votre taux d'épargne augmentera automatiquement lorsque votre revenu augmente (vous pouvez modifier cette option quand vous le voulez) vous conduit à épargner plus qu'un mécanisme dans lequel vous décidez vous-même de votre taux d'épargne. Ou alors, mettre les fruits en avant à la cantine et les sucreries derrière conduit les gens à mieux manger.
Ce "paternalisme libéral" - l'idée que l'on vous laisse le choix, mais qu'on va modifier l'environnement des décisions de manière à les orienter dans un sens favorable aux utilisateurs, a été critiqué : les décideurs politiques qui le mettent en oeuvre sont eux aussi sujets aux biais cognitifs et aux erreurs de jugement dont ils cherchent à "protéger" les citoyens. Mais Thaler et Sunstein rappellent que quoi qu'il arrive, il y a un environnement par défaut - et il n'y a aucune raison qu'il soit plus satisfaisant. Ils font remarquer aussi que les entreprises, le marketing agressif, abuse des biais cognitifs des consommateurs et que leurs intentions et leurs pratiques sont bien plus critiquables que celles de décideurs ou d'experts. En Grande Bretagne, le gouvernement de David Cameron avait créé une "nudge unit" chargée de réflechir à ces questions et de mettre en oeuvre de petites améliorations concrètes. Par exemple, le simple fait d'envoyer une lettre aux contribuables déclarant leurs revenus en retard indiquant que "90% des gens dans leur région avaient renvoyé leur déclaration dans les temps" fonctionne beaucoup mieux que la menace de pénalités.
Pour aller plus loin
Les livres et articles de Thaler sont très accessibles, et écrits avec beaucoup d'humour, même si peu sont traduits (ce qui devrait bientôt changer). Voici la version longue et la version courte de la déclaration Nobel justifiant sa récompense. Une interview dans laquelle il expose ses travaux. Voici le blog de son livre. Voici de nombreux articles grand public qui montrent l'éclectisme de ses choix. Un bon article (avec un mauvais titre) sur france culture.
Thaler a annoncé qu'il dépenserait l'argent de sa récompense de manière irrationnelle : il est probable qu'il achètera quelques caisses du whisky dont il est friand. L'économie comportementale est de son côté un épisode important de la pensée économique récente, même si sa posterité pose de nombreuses questions. En tout cas, c'est un Nobel sympathique, un bon vivant qui a apporté à l'économie un peu du bon sens qui lui manque trop souvent. On ne l'en remerciera jamais assez.