Thomas Schelling est mort, et vous êtes vivant

L'économiste Thomas Schelling est mort ce mardi 13 décembre, à l'âge de 95 ans. Vous n'en entendrez pas beaucoup parler : mais vous lui devez beaucoup.

1961

Pour près de la moitié des français vivant aujourd'hui, la guerre froide est une période de l'histoire qui n'évoque rien de concret, qu'ils n'ont pour ainsi dire pas vécu; pour la grande majorité les années 50-60 n'évoquent rien de plus qu'une vague nostalgie pour une époque qui nous paraît ordonnée et paisible, avec les trente glorieuses et les chansons des Beatles.

Mais prenez l'année 1961. En Europe, les tensions entre l'Est et l'Ouest étaient tellement fortes que le mur de Berlin avait été construit en une nuit par les soviétiques. Un an plus tôt, Kennedy s'était fait élire en faisant campagne sur le "missile gap" - le retard supposé des Etats-Unis envers l'URSS en terme de missiles intercontinentaux. Dans les écoles américaines, et à la télévision, on apprenait aux enfants comment se comporter en cas d'alerte nucléaire. Il y avait une véritable frénésie de construction d'abris anti-atomiques, avec publication de guides du ministère de la défense pour protéger sa famille. Et un an plus tôt, Thomas Schelling avait publié son livre majeur : Stratégie du Conflit.

Schelling était un jeune économiste dont la carrière avait été jusque là très classique. Il avait participé aux négociations du plan Marshall et à diverses négociations commerciales pour le gouvernement des USA, et il enseignait à Harvard. Il avait fait un stage à la RAND Corporation, le centre de recherche établi en Californie par l'armée de l'air américaine. La RAND à l'époque regroupait les meilleurs cerveaux de son époque, physiciens, mathématiciens, économistes, pour y faire de la recherche intéressant la défense. L'ambiance rappelait celle des start-up d'aujourd'hui : des quotients intellectuels élevés en chemise Hawaïenne au milieu desquels Schelling, qui ne quittait jamais son costume-cravate, dénotait franchement.

MAD

Schelling s'intéressait à la doctrine d'utilisation de l'arme nucléaire. Tout comme l'aviation et la mécanisation avaient drastiquement modifié le champ de bataille au 20ième siècle, l'arme nucléaire changeait la guerre, et la RAND était entre autre chargée d'établir une doctrine pour son emploi, dans le contexte de la guerre froide. Pour de nombreux militaires, elle devait être une arme comme les autres : à certains moments dans les années 50, de simples sergents pouvaient déclencher le tir de missiles nucléaires. Pour d'autres, sa puissance destructrice était telle qu'elle devait être réservée à des usages ultimes. Mais tous étaient persuadés qu'elle serait utilisée à un moment ou un autre.

La doctrine avait en grande partie été influencée par le mathématicien John Von Neumann, inventeur de la théorie des jeux avec Oskar Morgenstern. Cette branche des mathématiques permettait de simuler en théorie les caractéristiques d'un conflit, que celui-ci soit une partie d'échecs ou une guerre. Pour Von Neumann, l'arme nucléaire devait être utilisée sans hésiter si l'URSS devenait menaçante. Etre prêt à utiliser l'arme nucléaire sans hésiter, c'est garantir l'équilibre de la terreur et empêcher l'adversaire de tirer le premier. "Notre sécurité est enfant de la terreur et notre survie le frère jumeau de l'annihilation" comme disait Churchill. Von Neumann ajoutait : "si vous me dites qu'il faut attaquer l'URSS demain, je vous demande : pourquoi pas aujourd'hui? Vous me dites, ce soir. Je vous dit : pourquoi pas ce midi?". Cette doctrine était appelée MAD : Mutually Assured Destruction.

Stratégie du Conflit

Pour Schelling, cette approche posait des problèmes. Le premier, c'est qu'elle considérait le conflit comme un jeu à somme nulle : ce que l'un gagne, l'autre le perd. Or son expérience de négociateur international avait montré à Schelling que dans tout conflit, les pires adversaires ont une certaine dose d'intérêts communs. Son talent était de prendre un sujet sous un angle inédit pour trouver des intuitions nouvelles. Stratégie du conflit parle de duel au pistolet, de parents qui veulent faire manger des épinards à leurs enfants, de cambrioleurs surpris dans une maison, et de guerre nucléaire.

Quel que soit le conflit, un camp veut forcer l'autre à agir dans un certain sens. Si l'autre ne veut pas le faire, il faudra avoir recours d'abord à des menaces, puis si cela n'est pas suffisant à la violence. Mais la violence a un coût qui peut être prohibitif. Je descends avec une arme en pleine nuit et je tombe sur un cambrioleur armé : nous avons tous les deux intérêt à ce qu'il laisse son butin, s'en aille, plutôt que d'échanger des coups de feu. Mais bien souvent, nous allons tirer tous les deux, l'issue que personne ne souhaite.

L'idée de Schelling : un conflit est en grande partie un échange de messages, une communication. Chaque côté indique ce qu'il veut à l'adversaire et ce qu'il est prêt à faire pour arriver à ses fins. Et cela a de nombreuses conséquences. Premièrement, les moyens de communication sont importants, faire comprendre à l'adversaire ce que l'on veut, comprendre ce qu'il veut, est fondamental. Deuxièmement, la crédibilité des messages que l'on transmet est importante. Il ne suffit pas de menacer de représailles : encore faut-il pouvoir les appliquer. Si un parent menace son enfant d'être privé de dessert s'il ne finit pas ses épinards, mais lui laisse quand même prendre un dessert devant sa mine renfrognée, ses menaces manquent de crédibilité.

Or la dissuasion nucléaire manque considérablement de crédibilité pour deux raisons. La première est son côté "tout ou rien" : les conséquences d'une guerre nucléaire sont tellement importantes qu'on rechigne à l'utiliser. Schelling imaginait un scénario dans lequel un soldat soviétique, puis un autre, puis encore un autre, puis un char, envahissent Berlin Est : Aucun de ces mouvements en soi ne pourrait justifier une riposte nucléaire, mais de proche en proche les soviétiques pouvaient se retrouver à Brest sans avoir à aucun moment fait un mouvement justifiant à lui seul une riposte nucléaire.

Le second problème de crédibilité est le suivant. Supposez que le président des USA apprenne que les russes ont envoyé leurs missiles, que les USA vont être anéantis dans 15 minutes. Aurait-il le courage de riposter, sachant qu'il n'a rien à y gagner, sinon le titre peu enviable de pire criminel de guerre de l'histoire, responsable de la fin de l'espèce humaine? Après tout la guerre est déjà perdue pour son camp. On peut imaginer bien sûr un président américain décidant quand même de tirer les missiles en riposte. Mais c'est un geste de malade mental. Il est difficile pour un président de se présenter comme un humaniste bienveillant l'essentiel du temps, qui peut se transformer en psychopathe meurtrier.

Communication crédible

Schelling a donc imaginé des moyens à la fois de communiquer et d'être crédible. Et a formé les militaires, les responsables américains pour envisager toutes les situations et s'y préparer: son enseignement était suivi par les officiers du War College et il a lui-même dirigé des wargames pour préparer l'administration américaine.

Son approche n'était pas pacifiste. Pour lui, les troupes américaines présentes à Berlin n'avaient qu'un rôle : se faire tuer en cas d'attaque soviétique. Leur présence n'était pas défensive, mais garantissait que les soviétiques seraient obligés de tuer des soldats américains pour prendre Berlin en cas de crise, garantissant une riposte. Au lieu du tout ou rien non crédible, Schelling envisageait des scénarios de tension croissante, dans lesquels le risque d'un accident irréversible augmente, mais dans lesquels il est toujours possible de revenir en arrière.

Sa formation et ses idées ont été validées par la crise des missiles de Cuba, dans laquelle le bluff a conduit soviétiques et américains au bord de la guerre nucléaire. Avant celle-ci il n'y avait aucun moyen de communication entre les gouvernements américains et russes, rendant le risque de conflit très élevé. Ses idées ont donné naissance au téléphone rouge, cette ligne en permanence ouverte entre la Maison Blanche et le Kremlin. Les idées de Schelling ont fait les structures de la guerre froide : trouver des moyens de communiquer quand les adversaires ont des intérêts communs (comme par exemple le désarmement) et d'avoir une dissuasion crédible lorsqu'ils n'en avaient pas. Si la guerre froide n'a pas dégénéré, on le doit largement à Schelling.

Le Vietnam

En 1964 Schelling était au sommet de sa gloire, consulté par tous. Un jour, un représentant du gouvernement américain lui demanda conseil à propos du Vietnam: à l'époque, le nord soutenait des guérillas dans le sud et le gouvernement américain voulait le forcer à cesser. Ils envisageaient une campagne de bombardements de quelques semaines. Schelling demanda s'il était possible de savoir si la campagne avait réussi, ou non, en quelques semaines : le représentant du gouvernement répondit que non. "Alors, la campagne de bombardement doit au moins durer assez longtemps pour que vous puissiez savoir si elle a atteint son objectif ou non" avait répondu Schelling. Quelques mois plus tard, le bombardement du Nord-Vietnam commençait : il devait durer trois ans et devenir la guerre du Vietnam.

Ce n'était pas ce que Schelling voulait : en 1970, lorsque commencèrent les bombardements du Cambodge sous des prétextes mensongers, il claqua la porte et cessa de s'occuper des questions militaires.

Ségrégation, self-control, changement climatique

Il a été par la suite extrêmement productif. Il a appliqué ses idées dans différents domaines. Il a ainsi analysé comment la ségrégation géographique pouvait survenir même si les résidents d'un quartier ne sont pas xénophobes, mais veulent seulement ne pas être minoritaires. Vous pouvez aller tester le mécanisme ici.

Il s'est intéressé au comportement individuel, en particulier à la façon dont nous cherchons à nous contraindre à agir dans notre intérêt mais n'y parvenons pas toujours. S'appuyant sur son expérience - il a de nombreuses fois essayé d'arrêter de fumer - il décrivait la manière dont notre "moi futur" essaie de convaincre notre "moi présent" d'agir. Moi futur me conseille de ne pas fumer cette cigarette, moi présent dit "encore une petite avant d'arrêter définitivement". Schelling est à ce titre précurseur de l'économie comportementale et de nombreux travaux en psychologie.

Il a expliqué la notion de point focal en science sociales, et bien d'autres choses encore. Dès les années 70 il s'intéressait au changement climatique. 20 ans en avance, il montrait comment les choix adoptés par les pays pour réduire leurs émissions ne fonctionneraient pas; il fallait selon lui s'inspirer beaucoup plus du mode de fonctionnement de l'OTAN, dans lequel les pays discutent ce qu'ils font faire, plutôt que de discuter d'objectifs à atteindre. Encore aujourd'hui, nous en sommes là.

Le réel, c'est compliqué

On reproche souvent, à juste titre, aux économistes d'être plongés dans leurs modèles et de n'avoir aucun rapport avec la réalité. Schelling était l'exact opposé de ce reproche : il a été plongé dans les problèmes réels toute sa vie, et ses collègues le lui ont reproché. Oskar Morgenstern aurait déclaré à son sujet "il n'a jamais démontré aucun théorème". Ce qui est exact. Schelling n'était pas enfermé dans des équations, il était dans le réel, et le réel, c'est compliqué. Il s'intéressait plus à la façon de résoudre des problèmes dans un monde imparfait, qu'à résoudre des équations dans un monde virtuel.

Il a obtenu le prix Nobel d'économie en 2005, à l'âge de 85 ans - le plus vieux Nobel d'économie. Sa conférence Nobel est un modèle. Il y rappelle que l'évènement le plus important du 21ième siècle est celui qui n'a pas eu lieu : il n'y a pas eu de conflit nucléaire majeur entre les grandes puissances. Il y montre comment le tabou de l'usage de l'arme nucléaire s'est construit : modestement, il n'indique pas sa part, considérable, dans cette réalisation. On dit que le jour ou il a obtenu son Nobel, il a déclaré qu'il était surtout ravi de voir ses amis autour de lui si heureux - et il maugréait parce que son université lui demandait de faire de la représentation suite à cela.

Il est impossible de savoir ce que le 20ième siècle aurait été sans Thomas Schelling. Peut-être que la guerre du Vietnam se serait passée différemment, ou n'aurait pas eu lieu. Peut-être aussi qu'à la place du paysage dans lequel vous lisez ces lignes, il y aurait un désert radioactif. Nous ne le saurons jamais. Schelling est mort, vous êtes toujours vivant.

 

Publié par alexandre / Catégories : Actu