Alors que le vote sur le Brexit s'annonce en Grande-Bretagne, les débats sont nourris de chiffres. Certains sont sérieux, d'autres moins; quelques exemples.
26 911 mots
"Notre Père : 66 mots. 10 commandements : 179 mots. Discours de Gettysburg: 286 mots. Réglementation européenne sur la vente de chou : 26 911 mots".
Ce slogan, évoquant la loufoquerie bureaucratique de l'Union Européenne, a été repris par de nombreux commentateurs britanniques favorables à la sortie du pays de l'Union Européenne. Ce chiffre, analysé par la BBC, n'est pas nouveau: on le trouve cité en 2014, et même en l'an 2000. (Pour vous donner une idée du volume que cela représente, le post que vous êtes en train de lire fait 1 363 mots).
Ce chiffre a une histoire étonnante. Il n'a en fait aucun rapport avec l'Union Européenne mais est né pendant la seconde guerre mondiale, quand le ministère américain chargé de la planification a rédigé une note explicative de 2600 mots sur l'application du contrôle des prix aux graines de chou. Cette réglementation de guerre a ensuite été levée, mais quelques années plus tard, en 1951, est apparue une rumeur indiquant son retour prochain, en 10 fois plus long. Un article de 1951 indiquait que la taille probable de la réglementation à venir était de 25 000 mots; un an plus tard en 1952, un article critiquant la planification de la guerre de Corée indiquait l'existence d'une réglementation de 26 911 mots, un chiffre totalement imaginaire (mais suffisamment précis pour avoir l'air sérieux).
Depuis, ce chiffre a eu une vie propre, cité régulièrement sans vérification. Reagan l'a cité dans les années 80; il a franchi l'Atlantique pour devenir une critique de l'Union Européenne. Il a été appliqué non seulement au chou, mais à la supposée réglementation du caramel, ou du chou-fleur, voire même de l'exportation des oeufs de canard. Il n'y a en fait aucune réglementation européenne sur la vente de chou, mais une réglementation générale sur la production et la vente des produits agricoles en général qui fait environ 32 000 mots et ne dit rien en particulier sur le chou.
6 pintes de bière, une bouteille de bordeaux et 2 grands verres de porto
Ce sont les boissons consommées pendant le déjeuner passé par un journaliste du Financial Times avec Nigel Farage, le chef du parti eurosceptique UKIP. Des politiciens avec un tel estomac, on n'en fait plus.
4300 Livres
C'est, d'après le ministre de l'économie britannique George Osborne, citant une étude du ministère des finances, ce que chaque famille britannique perdrait en 2030 si la Grande-Bretagne quittait l'Union Européenne, soit environ 5500 euros chaque année. C'est beaucoup, et cela fait peur. Ce chiffre a été dénoncé comme un calcul pseudo-scientifique visant à terroriser les britanniques et les faire "bien voter".
La critique mérite d'être plus nuancée. Comme souvent malheureusement dans le débat public, un travail sérieux et nuancé est caricaturé et instrumentalisé pour servir des fins politiciennes. Il faut noter par exemple que c'est le même trésor britannique qui il y a une quinzaine d'années avait sorti une étude ne recommandant pas d'entrer dans l'euro, contrairement à la position officielle du gouvernement: il faut se méfier des accusations de politisation.
Comment le trésor a-t-il fait son calcul? En se concentrant sur les effets sur le commerce extérieur. L'UE est le premier partenaire commercial de la Grande-Bretagne, qui bénéficie d'un accès privilégié à ce marché en tant que pays membre. En sortant, la Grande-Bretagne perdrait ce statut et devrait en obtenir un autre. Soit en négociant un nouveau traité avec l'Union Européenne, à l'instar de pays comme la Suisse ou la Norvège; en cas d'échec, les relations avec l'UE seraient régies par les règles de l'Organisation Mondiale du Commerce. Dans chacun de ces cas, les échanges de la Grande-Bretagne avec l'Europe seraient moins importants. On peut alors estimer l'impact sur les prix et les revenus, comme on le fait par exemple pour prédire l'impact des traités commerciaux. C'est une méthode assez fiable et bien standardisée. C'est dans l'hypothèse d'un traité similaire à celui dont bénéficie le Canada et en imaginant que la croissance britannique va rester en moyenne inchangée qu'on arrive à ce chiffre de 4300 livres par ménage en 2030.
Il est évident que ce chiffre ne doit pas être considéré comme tel, parce que personne ne sait exactement ce que sera le PIB britannique en 2030 et que des tas d'autres paramètres entrent en compte, pas seulement les réglementations commerciales internationales. Pour faire un parallèle, je ne peux pas prévoir avec précision mon poids et ma tension artérielle dans 15 ans. Je sais par contre que si je ne fais pas d'exercice, et que je bois deux litres de soda sucré par jour, ces chiffres seront moins bons que si je ne le fais pas. De la même façon, le trésor britannique ne connaît pas le PIB britannique dans 15 ans, mais sait que réduire l'accès au marché européen ne serait pas une bonne chose pour celui-ci.
4%
C'est, selon les économistes britanniques favorables au Brexit, le gain de PIB dont bénéficierait l'économie britannique en quittant l'Union Européenne.
A ce stade, normalement, vous devriez maugréer une remarque désobligeante sur les prévisions économiques qui permettent de dire tout et son contraire. Ceci d'autant plus que ces économistes favorables au Brexit s'appuient aussi sur l'impact sur le commerce extérieur.
Leur argument est le suivant: Pour l'instant, certes la Grande-Bretagne a accès au marché européen, mais doit pour cela appliquer vis à vis de l'extérieur la protection douanière de l'UE. En quittant celle-ci, il serait possible de supprimer toutes les barrières douanières avec l'extérieur, et de passer au libre-échange unilatéral avec l'Europe. La Grande-Bretagne importerait plus de l'Europe, ce qui ferait baisser le taux de change, et du coup augmenterait les exportations.
Certes, l'absence d'accès privilégié poserait problème pour exporter des services vers l'Europe - et la Grande-Bretagne est surtout un pays exportateur de services, financiers mais pas seulement. Elle exporte ainsi également des services éducatifs (en accueillant des étudiants dans ses universités mondialement réputées) des transports, des produits culturels (films, séries et programmes de télévision...). Il n'y a que dans le tourisme que la Grande-Bretagne présente un déficit.
Or pour les services, il est important de bénéficier d'un traité, car les réglementations sont importantes. Ainsi, les banques et compagnies d'assurances britanniques dépendent d'un agrément européen pour y exercer; les universités britanniques dépendent d'accord de reconnaissance de diplômes; etc. Dans ces domaines il n'y a pour ainsi dire aucune règle internationale, la Grande-Bretagne serait donc obligée d'accepter les conditions imposées par l'Europe - contribuer au budget européen sans le voter, comme la Suisse, et maintenir la libre circulation des personnes, adopter les réglementations européennes, etc - pour pouvoir continuer d'exporter. Les partisans du Brexit déclarent alors que le marché unique des services existe dans les discours, pas tellement dans les actes, en Europe.
Au bout du compte cela fait apparaître un paradoxe. Certes, on peut imaginer que la Grande Bretagne, hors de l'Union Européenne, devienne un vaste Singapour déréglementé, ouvert aux échanges extérieurs et libre d'adopter de bonnes politiques.
Mais ces "bonnes politiques" - libre-échange, ouverture aux flux migratoires, spécialisation dans les services au détriment de l'industrie et de l'agriculture - sont très exactement ce que refusent les électeurs britanniques favorables au Brexit. Ils souhaitent majoritairement au contraire plus de protections, de politiques industrielles, et surtout, moins d'immigrés. Or ce qui bénéficierait à l'économie britannique en cas de Brexit est précisément plus de tout cela que ce qui prévaut dans l'UE.
51%
C'est la proportion des électeurs britanniques qui déclarent dans les sondages vouloir voter contre le Brexit, tandis que 40% déclarent vouloir voter pour, et 9% ne sont pas encore fixés. Depuis la visite d'Obama et ses déclarations favorables au maintien de la Grande-Bretagne dans l'UE, la tendance remonte un peu en faveur du maintien. Il faut se méfier des sondages, mais d'autres sources de prévision vont dans ce sens.
Ainsi, les bookmakers estiment la probabilité de Brexit à environ 30%; le site de prévision hypermind lui donne une probabilité de 25%, et le Good Judgment Project 20%. Globalement donc le Brexit n'apparaît pas, à la date actuelle, comme l'issue la plus probable. Mais un accident est vite arrivé. Après tout, cette probabilité est plus forte que celle de perdre à la roulette russe; je ne pense pas que vous joueriez de gaieté de coeur à la roulette russe en vous consolant parce que vous avez 5 chances sur 6 de survivre.