D'ici quelques mois, l'Union Européenne et les Etats-Unis vont entamer les négociations pour mettre en oeuvre un accord de libre-échange transatlantique. L'idée n'est pas nouvelle, mais cette fois-ci, les conditions semblent plus réunies que jamais pour arriver à un accord. Le commissaire européen au commerce extérieur multiplie ces temps-ci les interventions pour défendre l'intérêt d'un tel accord. Mais que peut-on attendre vraiment?
Un accord de libre-échange pour la croissance?
Vous n'avez pas fini de lire, dans les prochains mois, des chiffres dans tous les sens, de préférence très gros, pour justifier l'opportunité de cet accord. Il créerait une zone économique intégrée de 30 000 milliards de dollars; les échanges entre l'Europe et les USA représentent près de 500 milliards de dollars, un tiers du commerce mondial, et concernent "des millions de salariés", tandis que les flux d'investissements entre les deux se montent à 3 000 milliards de dollars. Un accord de libre-échange pourrait générer un gain de croissance d'environ 0.5% pour l'Union Européenne, soit 180 milliards de dollars, "des centaines de milliers d'emplois", un gain précieux en ces temps de crise économique.
Le problème de ces gros chiffres, c'est qu'ils indiquent précisément l'inverse de ce qu'on leur fait dire; ils impliquent en fait qu'il n'y a pas grand chose à gagner à un tel accord. Les conditions de succès d'un accord de libre-échange sont bien connues des économistes : il faut qu'il amplifie beaucoup les échanges entre les signataires. Pour cela, il faut donc partir de barrières douanières importantes entre les deux pays, et de flux commerciaux faibles; il faut aussi que les économies concernées soient différentes, complémentaires, plutôt que produisant la même chose. Or, le tarif extérieur moyen entre USA et Europe est de l'ordre de 3%; ce sont des économies développées, aux niveaux de vie similaires, et l'ampleur des échanges existant déjà entre les deux zones impliquent qu'il n'y a pas beaucoup de marge d'augmentation.
0.5% de croissance, 180 milliards de dollars, cela peut sembler impressionnant : Mais ces gains, répartis sur plusieurs années, seront peu perceptibles et noyés dans toute une série d'autres effets, en particulier, celui de l'impact des politiques d'austérité. Si l'on en croit les dernières valeurs du multiplicateur budgétaire estimées par le FMI, on obtiendrait exactement la même chose en décalant d'un an ou deux les politiques d'austérité en Europe; un plan de relance d'une centaine de milliards d'euros produirait le même effet sur les économies européennes, et de manière bien plus rapide.
Effets ambigus sur l'emploi
Lorsqu'il s'agit de défendre le libre-échange face à ceux qui l'accusent de causer le chômage et les délocalisations, on dit que les effets du commerce extérieur sont minimes sur l'emploi. Par contre, lorsqu'il s'agit de promouvoir des accords de libre-échange, on n'hésite pas à parler de centaines de milliers d'emplois potentiels, de millions de salariés concernés. Il faudrait savoir.
Or, en fait, on sait: les échanges commerciaux n'ont que peu d'effet sur le niveau de l'emploi. Il y a des créations d'emploi dans les secteurs exportateurs, des destructions d'emploi dans les secteurs concurrencés par les importations, et des créations d'emploi dans les secteurs produisant des biens non échangeables internationalement; au bout du compte, l'effet est ambigu, et au total, très faible.
Dans le contexte actuel, USA et Europe souffrent d'un manque de demande globale. Augmenter un peu les importations et les exportations des deux côtés peut être une bonne chose à long terme, mais n'aura aucun effet sur la conjoncture déprimée. De manière générale, l'argument de l'emploi, systématiquement utilisé pour promouvoir les accords de libre-échange, n'est pas pertinent.
Nombreux blocages
Par ailleurs, tous ces effets supposent que l'accord finalement signé soit très significatif, c'est à dire, qu'il supprime totalement les droits de douane et l'essentiel des barrières non tarifaires. Or, cela fait bien longtemps que l'Europe et les USA pratiquent des échanges ouverts, sauf dans quelques secteurs, en particulier, l'agriculture et les marchés publics. Il n'y a plus beaucoup de secteurs très touchés par le protectionnisme. Les principaux différends entre les deux concernent les importations de viande aux hormones et d'OGM en Europe, l'accès aux marchés publics (en particulier le buy american act) aux USA.
Mais on voit mal comment ces sujets pourraient être résolus maintenant. Il sera difficile de vendre aux européens, dans le contexte actuel, un accord conduisant à trouver de la viande aux hormones et plus d'OGM dans les linéaires des supermarchés. Sur ce sujet, même sans accord, les distorsions commerciales créées par la politique agricole commune sont en voie de disparition. En ce qui concerne les marchés publics, les américains ne manqueront pas de faire remarquer que contrairement à ce qu'elle affirme l'Europe est très protectionniste sur ce sujet, et qu'elle doit ouvrir la voie. D'âpres négociations en perspective, et il est assez probable que la volonté d'aboutir à quelque chose à tout prix conduira à signer un accord bourré d'exceptions, afin de pouvoir dans 18 mois faire une belle cérémonie avec plein de chefs de gouvernement souriants.
Ce n'est pas vraiment une surprise : contrairement aux idées reçues, les accords commerciaux et la réduction des barrières douanières n'ont pratiquement aucun effet sur les échanges.
Le vrai enjeu : la marginalisation de l'OMC
On tombe aussi toujours sur le même problème : l'essentiel des gains à retirer de la libéralisation des échanges peuvent être obtenus en réduisant unilatéralement ses barrières douanières. Rien n'empêche l'Europe, dès maintenant, de réduire ses droits de douane sur les produits américains si elle souhaite bénéficier des gains à l'échange. Alors pourquoi chercher à signer un tel accord? L'enjeu est en fait le conflit entre deux logiques d'organisation du commerce international : le bilatéralisme contre le multilatéralisme.
Le multilatéralisme est représenté par l'Organisation Mondiale du Commerce. En son sein, tous les pays, même les plus petits, ont le même poids, les accords sont signés à l'unanimité. Pendant longtemps, cela ne gênait pas trop les grandes puissances comme l'Europe ou les USA, parce que les petits pays acceptaient peu ou prou de signer les accords, pourvu qu'on leur accorde quelques exceptions. Mais depuis le début des négociations de Doha, instruits par les conséquences des accords de Marrakech qui ont été plutôt en leur défaveur (surtout en ce qui concerne la propriété intellectuelle) les petits pays se sont organisés, et n'acceptent plus n'importe quoi. Le blocage des négociations de Doha s'explique de cette façon.
Du coup, les grands pays n'apprécient plus trop l'OMC, et préfèrent signer des accords de libre-échange pays par pays, ce qui leur permet d'imposer leurs conditions. Lorsque vous êtes le Chili et que vous négociez avec l'Union Européenne et son marché de plus de 300 millions de personnes, vous n'avez pas trop de possibilités d'orienter l'accord dans un sens qui vous avantage.
Résultat, le bilatéralisme, la constitution de blocs commerciaux, et d'accords entre états, se développe à toute vitesse. Il y avait environ 200 accords régionaux en 2004, plus de 350 aujourd'hui, et plus de 200 en cours d'homologation. Le commerce international est de plus en plus un "bol de spaghettis" constitué de multiples accords, qu'un système multilatéral décidé en commun.
Un accord entre USA et Europe doit se voir dans ce contexte : en pratique, le poids combiné des deux obligerait tout le reste du monde à se conformer en pratique aux règles décidées par l'Union Européenne et les USA. Personne n'a envie de se couper de la moitié du PIB mondial.
Le résultat de cet accord serait donc de mettre l'OMC complètement sur la touche, de la marginaliser totalement. Certains s'en réjouiront sans doute. Mais l'OMC, loin de la légende qui en faisait le bras armé de la mondialisation capitaliste, était surtout une instance de négociation, dans laquelle tous les pays étaient à égalité, et qui réglait les différends commerciaux d'une manière limitant le risque de cycles de représailles et de guerre commerciale. Pour l'utopie d'un monde gouverné par des règles décidées en commun, ce n'est pas une bonne nouvelle.