La grande évasion
En 1750, en Suède, il était plus dangereux d'être un nouveau-né que d'avoir 80 ans; En 1900, en Grande-Bretagne, l'espérance de vie à 15 ans était supérieure à l'espérance de vie à la naissance. La mortalité des nouveaux-nés était tellement forte qu'avoir vécu 15 ans augmentait vos chances de survie ultérieure. Parlons des femmes, aussi : pour l'essentiel de l'histoire de l'humanité, un accouchement impliquait 20% de risques de décès - une chance sur 5, pire que de jouer à la roulette russe avec un revolver chargé - pour la mère.
Aujourd'hui, les morts de nouveaux-nés sont très rares, rarissimes même dans les pays riches; et on l'oublie souvent, mais même dans les pays les plus pauvres, l'espérance de vie à la naissance aujourd'hui est plus élevée que dans les pays les plus riches du début du 19ième siècle. On aime idéaliser le passé, on devrait considérer la cohorte de malheurs que la vie imposait autrefois. Perdre ses enfants en bas âge, ou leur mère, vivre dans les privations, le corps progressivement brisé, était épouvantable.
Comment en est-on sortis? Et surtout, comment faire pour que l'immense progrès des conditions matérielles dont ont bénéficié les pays riches puisse se généraliser à toute la planète, y compris le milliard de personnes qui vivent aujourd'hui dans la pauvreté la plus noire? C'est à ces questions, probablement les plus importantes de l'économie, qu'Angus Deaton, prix Nobel d'économie 2015, a consacré sa carrière.
Mesurer la pauvreté
Reconnaissez-le : un prix Nobel sur l'étude de la consommation et la mesure de la pauvreté, cela ne semble pas très sexy. Mais c'est pourtant indispensable pour comprendre l'ampleur et la nature des problèmes de développement. Comment étudier ce qu'on ne sait pas mesurer?
Comment par exemple comparer le revenu dans deux pays différents? Que signifie, par exemple, un revenu de 50 000 francs CFA par mois au Mali? convertir cela en euros m'indique que cela fait environ 75 euros par mois, donc 2,5 euros par jour, ce qui semble peu. Mais j'ai besoin de connaître les prix au Mali pour avoir une idée réelle de ce que cela représente. Et les problèmes commencent. Premièrement, les prix ne sont pas différents entre pays de la même façon. Si je veux acheter un Ipad au Mali, cela me coûtera probablement autant qu'en France; par contre, une coupe de cheveux ou un trajet en taxi me coûtera nettement moins qu'en France. Or l'essentiel de ce que les gens consomment ressemble plus à des coupes de cheveux (bien dit non échangeable) qu'aux Ipad. Le recours aux taux de change va me conduire à surestimer la pauvreté au Mali.
De la même façon, les goûts des gens diffèrent. Si je constate que les vietnamiens mangent beaucoup moins de fromage que les français, est-ce parce qu'ils sont trop pauvres pour acheter du fromage, ou simplement parce que le fromage ne fait pas partie de leurs habitudes de consommation?
Deaton a développé les outils qui permettent cette mesure. Il a considérablement enrichi la compréhension de la pauvreté mondiale, critiquant au passage comme trop simpliste l'approche actuellement privilégiée par la banque mondiale de "seuil de pauvreté" calculé en dollars par jour (qui devrait passer bientôt de 1,25 à 1,90 dollars).
Relier faits et théories
De manière générale son travail a consisté à développer des outils permettant de relier les faits et la théorie économique; comment réconcilier des données macroéconomiques (par exemple PIB par habitant) avec le niveau réel de bien-être des personnes ou des ménages? Déjà, le PIB est plutôt imprécis pour évaluer le revenu dans les pays pauvres. Deaton a travaillé sur la façon d'agréger des données individuelles. L'idée est de construire les données macroéconomiques à partir de la situation des gens, mesurée par des sondages effectués au niveau des ménages, et d'en déduire des phénomènes plus généraux.
Là aussi, le problème est redoutable. Supposez par exemple qu'une politique de développement dans un pays pauvre consiste à subventionner les engrais pour les agriculteurs. La demande d'engrais dépend certes du prix de ceux-ci, mais aussi du prix de tous les autres biens; il faut trouver des moyens d'analyser l'interaction entre plusieurs demandes, qui peut donner des résultats contre-intuitifs a priori.
L'argent et le bonheur
Deaton s'est récemment penché, avec Daniel Kahneman, un autre prix nobel d'économie, sur la célèbre question de l'argent et du bonheur, et du paradoxe d'Easterlin; est-ce que devenir plus riche accroît réellement le bonheur, ou existe-t-il une limite au delà de laquelle l'argent n'augmente plus la satisfaction?
Dans leur article, ils distinguent deux formes de "satisfaction". La satisfaction émotionnelle (ressentir de la peine, de la joie, de la douleur...) et la satisfaction-estime de soi - le jugement que l'on porte sur sa propre vie. Sur la base de sondages effectués sur des ménages américains, ils constatent que l'estime portée sur sa vie augmente indéfiniment avec le revenu (en somme, les gens qui gagnent 100 000 euros par an déclarent plus volontiers avoir réussi que ceux qui gagnent moins) mais la satisfaction émotionnelle, elle, atteint un plafond à partir d'un revenu d'environ 75 000 dollars par an.
D'autres facteurs contribuent à la satisfaction émotionnelle, mais ils sont combinés avec le revenu. Divorcer est toujours douloureux, mais l'est beaucoup plus quand on a un faible revenu qu'avec un revenu élevé.
Sceptique sur l'aide au développement, sur les expérimentations
Sa prédilection pour des approches centrées sur les personnes, sur les faits, a conduit Deaton a être très sceptique sur l'efficacité de l'aide au développement. A quelques exceptions près, comme l'aide médicale (l'éradication de la variole par exemple) il considère que l'aide au développement n'a que peu contribué au bien-être des habitants des pays pauvres; une approche consistant à donner directement de l'argent aux plus pauvres aurait été préférable; c'était le sujet du post précédent sur ce blog.
Mais il ne considère pas cela comme une réelle panacée; le bien-être des pauvres dépend de toute une série d'autres dimensions, en particulier l'environnement politique et institutionnel dans lequel ils se trouvent. Donner un peu d'argent aux réfugiés syriens est une bonne chose, ou à un paysan du Bangla Desh spolié de sa terre par un tribunal corrompu, est sans doute une bonne chose, mais cela ne suffit pas. Il considère que la meilleure chose à faire pour les pauvres serait d'augmenter les flux migratoires vers les pays riches - un sujet d'actualité.
Deaton est également sceptique sur l'intérêt des méthodes récentes utilisées dans le domaine du développement - les expérimentations locales, menées par exemple par Esther Duflo. Il explique de manière assez plaisante pourquoi cette approche ne fonctionne pas bien dans cette vidéo, à l'aide du jeu Angry Birds. Le problème du développement requiert une approche par essai et erreur - celle qu'on applique pour gagner à ce jeu - pas de tester systématiquement toutes les possibilités (qui sont trop nombreuses). Ce n'est pas un homme qui sucombe aux modes.
Cela m'intéresse, comment en savoir plus?
Vous devez absolument lire "the great escape" son livre consacré à la pauvreté sur le très long terme. Un livre remarquable, très accessible, qui - effet nobel oblige - a maintenant des chances d'être traduit en français. Vous y trouverez les faits historiques avec lesquels j'ai ouvert ce post, et une perspective optimiste sur les chances de mettre fin à la pauvreté. Il tient également une colonne bi-annuelle dans laquelle vous trouverez ses idées sur de nombreux sujets. Deaton est un économiste soucieux des faits, peu idéologue, et qui sait écrire, trois qualités pas toujours simultanément présentes parmi les membres de cette profession.