deux sujets du bac de philosophie 2014 : "doit-on tout faire pour être heureux?" et "vivons-nous pour être heureux?". Voici des éléments de réponse issus de l'économie sur ce sujet. Bien évidemment, il n'est pas indiqué de traiter le sujet de cette façon dans une copie de philosophie.
1 l'argent fait-il le bonheur?
Voilà une question très épineuse. La sagesse populaire indique que non. Pendant très longtemps, les sciences sociales ont confirmé l'adage populaire selon lequel l'argent ne fait pas le bonheur mais y contribue. Richard Easterlin, dans une célèbre étude de 1974, avait constaté que l'augmentation du revenu des pays élevait le bonheur des habitants, mais jusqu'à un certain point. Au delà d'un certain niveau de revenu par habitant (aux alentours de 15000 dollars par an) les hausses de revenu ne se traduisent plus par une augmentation du niveau de bonheur déclaré. Lorsque les gens subviennent à leurs besoins, les écarts de revenus comptent bien plus que le niveau de revenu; en somme, gagner 10 000 dollars par an quand tout le monde en gagne 8000 rend plus heureux qu'en gagner 32 000 quand tout le monde gagne 40 000.
Ce paradoxe a cependant été critiqué. Betsey Stevenson et Justin Wolfers, en étudiant soigneusement toutes les données disponibles sur le sujet, ont constaté qu'en fait, lorsqu'on élimine certains éléments qui viennent fausser les mesures (le fait que le revenu accru s'accompagne de toute une série d'autres effets) l'effet positif de la croissance économique sur le bonheur reste. En somme, gagner plus ne rend pas seulement plus heureux quand c'est "plus que les autres"; une plus grande prospérité absolue contribue positivement au bonheur.
2 Mais attendez, le bonheur, ça se mesure?
Ca aussi, c'est un ancien problème. L'économiste Jeremy Bentham, au 19ième siècle, considérait que si le bonheur pouvait être mesuré de manière numérique, la meilleure société serait celle qui maximiserait le bonheur total de ses habitants. Il a ainsi donné naissance à l'un des mouvements intellectuels les plus influents en économie : l'utilitarisme. Le problème étant la difficulté à mesurer ledit bonheur. Aujourd'hui, on mesure le bonheur à l'aide d'outils divers. Le premier consiste à demander aux gens, sur une échelle de 1 à 10, comment ils classent leur niveau de satisfaction. Cela pose le problème des comparaisons internationales. Dans certains pays, se déclarer heureux est culturellement mieux accepté (et recommandé) que dans d'autres. De ce fait, un 7/10 français ne correspond pas au même niveau de bonheur qu'un 7/10 ghanéen ou américain.
D'autres techniques consistent à utiliser l'imagerie cérébrale : le bonheur est caractérisé par la stimulation de certaines zones du cerveau. Enfin, d'autres mesures sont plus indirectes et utilisent des caractéristiques connues pour élever le bonheur des gens. C'est ainsi par exemple que l'ONU effectue des comparaisons internationales de bonheur. Ils s'appuient sur le PIB par habitant, mais aussi la liberté de faire des choix, l'espérance de vie, l'absence de corruption, de faibles inégalités, etc.
3 et alors, qui sont les plus heureux?
Si l'on en croit l'ONU, les pays heureux sont tous en Europe du Nord, les malheureux en Afrique subsaharienne. Les pays les plus heureux sont le Danemark, la Norvège, la Suisse, les Pays-Bas, la Suède; les plus malheureux sont le Togo, le Bénin, la République Centrafricaine, le Rwanda et le Burundi. La France obtient le peu glorieux classement de 25ième, les USA sont 17ièmes, au même niveau que le Mexique.
4 Mais comment fait-on pour être heureux?
En la matière, la littérature scientifique se met à ressembler à une liste de truismes. Pour être heureux, il faut être marié, prospère, et en bonne santé. Le chômage rend très malheureux, les divorces également. Les gens religieux se déclarent en moyenne plus heureux que les athées. Les gens sont plus heureux le dimanche que le lundi (qui l'aurait cru), malheureux à 7h du matin, ca s'arrange vers midi, se dégrade vers 14h et atteint le maximum vers 20h.
Il y a quelques résultats paradoxaux: par exemple, alors que les gens déclarent que leurs enfants sont leur principale source de bonheur, ils déclarent aussi une hausse significative de leur bonheur lorsque leurs enfants quittent la maison.
L'âge est aussi une variable importante, comme l'indique le graphique suivant (source) :
Contrairement aux idées reçues décrivant des adolescents dépressifs, des parents heureux et des personnes âgées misérables, le niveau de bonheur est élevé vers 20 ans, diminue jusque la cinquantaine pour augmenter à partir de cet âge. 50 ans est donc l'âge le plus misérable de l'existence.
5 Ce n'est pas très palpitant, le bonheur, si?
Je ne vous le fait pas dire. Si la réponse à "comment être heureux" est "être un sexagénaire danois un dimanche vers 20h" on peut se demander si la question est vraiment bien posée. Et c'est là que le sujet devient philosophique.
Niezsche, dans "ainsi parlait Zarathoustra", décrit le "dernier homme", qui vit sans but autre que de passer de petit plaisir à petit plaisir, limitant ses désagréments et ses satisfactions. Un homme médiocre et content de lui-même, "le plus méprisable" selon Nietzsche, est celui qui a inventé le bonheur.
Le bonheur est une invention du monde moderne. La définition de ce qu'est "une vie bonne" a pu varier au cours du temps, mais aurait inclu le fait d'avoir eu une vie marquée par des vertus qui se distinguent du bonheur. Dans "Le meilleur des Mondes", l'écrivain Aldous Huxley décrit ce qu'est une société heureuse : une pilule (le soma) que chacun peut prendre lorsqu'il ne se sent pas heureux, pour avoir des sensations agréables; une société figée dans laquelle chacun est à sa place (prédéterminée par le patrimoine génétique), dans laquelle il n'y a plus ni désir ni frustration. On met souvent ce livre sur le même plan que 1984 d'Orwell, comme critique d'un totalitarisme; mais ce livre est plutôt une critique de notre vie moderne. Rien n'assure que la société qui fait du bonheur son objectif soit une société particulièrement désirable.
6 Bon alors, à la fin, il faut vivre pour être heureux ou pas? J'ai une copie à écrire!
Non. Un concept intéressant ici est celui d'obliquité. Bien souvent, on atteint un résultat en en poursuivant un autre. Les entreprises qui réussissent ne sont pas celles qui sont obsédées par le profit, mais par autre chose; les bénéfices sont le résultat indirect d'une focalisation sur d'autres objectifs. Jamais Boeing n'aurait inventé le 747 dans un but de profitabilité; cela a pourtant été l'un de ses plus grands succès.
Cette idée peut être étendue au bonheur. On ne se rend pas forcément heureux en cherchant absolument à l'être; on devient heureux en se fixant des objectifs ambitieux mais réalisables, et en les accomplissant. La meilleure façon d'être heureux est probablement de ne pas trop y penser.