7 choses que vous ne saviez pas sur John Nash

Le mathématicien John Nash et son épouse sont morts ce week-end dans un accident de taxi. Vous connaissez sans doute son histoire grâce au film "un homme d'exception" (A beautiful mind) dans lequel son rôle était joué par Russel Crowe. Mathématicien de génie, Nash a sombré dans la schizophrénie à trente ans, pour n'en sortir qu'à l'âge de 60 ans, moment où il a obtenu le prix Nobel d'économie pour les intuitions fulgurantes qu'il avait eues avant sa maladie.

1Sa thèse fait 27 pages

27 pages, une bibliographie à deux références : c'est ce qui peut suffire pour obtenir le prix Nobel et être l'un des plus grands mathématiciens du 20ième siècle. Vous pouvez lire cette thèse ici. En tout et pour tout, l'oeuvre scientifique de Nash tient en une cinquantaine de pages. Cela peut sembler étonnant, tant les thèses actuelles doivent être longues (et citer une cohorte de prédécesseurs en bibliographie...) mais c'est la marque du génie : Une idée à laquelle personne n'avait pensé auparavant, et qui une fois énoncée et démontrée, est vue comme l'évidence. Les concepts de Nash ont irrigué toutes les branches de l'économie, mais aussi la biologie, la stratégie militaire...

2Le surnom de "Beautiful Mind" lui a été donné par un autre prix Nobel

En l'occurence Lloyd Shapley, camarade d'université à Princeton, qui a obtenu le Nobel d'économie en 2012.

3La théorie des jeux peut servir à tirer les penaltys

Mais au fait, de quoi s'agit-il? Nash a travaillé dans le domaine de la théorie des jeux, une branche des mathématiques dont l'objectif initial était de trouver le comportement à adopter dans différents jeux (poker, échecs, etc). Ces jeux sont dits "à somme nulle" puisque ce qui est gagné par un joueur est perdu par un autre (ou si l'un gagne, l'autre perd). C'est au mathématicien John Von Neumann que l'on doit les bases de la théorie des jeux, avec l'économiste Oskar Morgenstern. Par la suite l'idée de "jeu" est venue caractériser toute situation d'interaction entre personnes ou groupes de personnes et la façon de la modéliser.

L'intuition de Nash a été d'inventer le concept "d'équilibre" dans un jeu : une situation dans laquelle sachant ce que l'autre joueur va faire, aucun joueur ne va modifier son comportement. Pour prendre un exemple simple, imaginez que vous soyez au téléphone avec quelqu'un, puis brusquement, la ligne est coupée. Qui rappelle, et qui attend d'être rappelé? Il y a deux possibilités d'équilibre dans ce jeu : soit vous rappelez et votre interlocuteur attend, soit l'inverse. Toute autre situation est "instable" c'est à dire que si vous y êtes, vous allez en changer. Si vous attendez tous les deux, il n'y aura pas de communication et l'un de vous finira par rappeler. Si vous rappelez tous les deux, vous allez tomber sur une ligne occupée tous les deux, et donc raccrocher pour arriver à une situation ou l'un appelle et l'autre attend.

Nash a alors démontré que tout jeu comprend au moins une telle situation d'équilibre, mais que celle-ci peut nécessiter d'agir de manière aléatoire (on appelle cela alors une stratégie mixte). Considérez le jeu enfantin "pierre-feuille-ciseau" : si je joue pierre, vous devez jouer feuille, si vous jouez feuille je dois jouer ciseau, etc etc. La façon de jouer est de varier ses actions au hasard. Mais pas n'importe comment : si par exemple je décide de ne jamais jouer ciseau et de jouer pierre et feuille en tirant à pile ou face, mon adversaire gagnera en moyenne en jouant feuille à tous les coups. La solution théorique est de jouer pierre, feuille et ciseau, avec une chance sur trois pour chacun : et l'autre joueur devra alors faire la même chose que moi.

Cela peut servir aussi pour les tirs de penaltys au football. Le tireur de penalty a un bon et un mauvais côté (par exemple, il est droitier donc tire mieux sur sa gauche). Mais s'il tire sur son bon côté, le gardien va l'anticiper et plonger systématiquement de ce côté. Il faut donc varier un peu les tirs, quitte à tirer de son "mauvais" côté. Il est possible de calculer la fréquence avec laquelle il faut tirer son penalty de chaque côté, et le choix du gardien (voir ici pour le détail du calcul dans le cas du tennis). L'économiste Ignacio Palacios-Huerta a ainsi montré que les meilleurs joueurs de football étaient aussi, de manière inconsciente, des calculateurs hors pair : Ils parviennent à choisir un comportement très proche du comportement optimal, en particulier, en variant leurs actions de manière aléatoire. L'un des meilleurs dans ce domaine est selon Palacios-Huerta Franck Ribery, que l'on ne voyait pas si stratège.

4Le film ne décrit pas un vrai équilibre de Nash

L'autre idée centrale de Nash aura été de montrer que son concept d'équilibre s'applique à tous les types de jeux - pas seulement les jeux à somme nulle. Dans certaines interactions les personnes peuvent se coordonner pour un gain commun (comme dans l'exemple téléphonique ci-dessus) dans d'autres (les jeux non coopératifs) il peut y avoir gains et pertes collectifs. Ce qui caractérise un équilibre de Nash, c'est que c'est une situation stable, dans laquelle personne ne change de comportement, mais qui peut très bien être très mauvaise pour tous les joueurs. Certains (c'est d'ailleurs dit dans le film) ont pu en conclure que "Nash avait montré que la main invisible ne fonctionne pas toujours".

Par exemple, considérez deux entreprises sur le même marché. Elles ont intérêt à s'entendre pour maintenir des prix élevés; mais si l'une maintient un prix élevé, l'autre a intérêt à baisser son prix pour rafler des parts de marché. Du coup, la première va décider à son tour de baisser son prix, et elles se trouveront dans la pire situation pour les deux : elles ont baissé leur prix. C'est le mécanisme qui a empêché l'OPEP de fonctionner par exemple.

Sauf que cet exemple est... exactement le mécanisme de la main invisible. Les producteurs ne pensent qu'à leur profit; au bout du compte ils se retrouvent dans une situation ou leur profit est moindre, mais ou la population bénéficie de prix bas et de la concurrence entre entreprises.

L'illustration du film est la suivante : Nash et 4 amis sont dans un bar et veulent aller draguer un groupe de jeunes filles, une blonde et 5 brunes. Tous convoitent la blonde. Le personnage de Nash recommande plutôt que chacun aille tenter de séduire une brune. S'ils vont tous sur la blonde, dit-il, ils vont tous échouer et ne pas pouvoir se rabattre sur les brunes, qui ne voudront pas être second choix. Ce qui n'est pas un équilibre de Nash : Si tous sont affairés sur les brunes, délaissant la blonde, chacun sera tenté de "changer de stratégie" et d'aller vers la blonde.

5Nash pensait devenir empereur de l'Antarctique

Le film rend très bien compte de la façon dont Nash a basculé dans la schizophrénie. Il s'est mis à rechercher des logiques dans les nombres, s'imaginant y voir des messages secrets des soviétiques, voire extra-terrestres. Il a eu des accès de paranoia, d'insomnies. L'Université de Chicago lui a proposé un poste de professeur, il l'a décliné par lettre en déclarant "qu'il s'attendait à bientôt être nommé "Empereur de l'Antarctique". Il s'est aussi déclaré "prince de la paix" et toute une série d'autres titres improbables; il même a écrit au secrétaire général de l'ONU pour voir son statut véritablement reconnu.

6Il a subi les pires traitements psychiatriques

Lorsque sa schizophrénie a été détectée, en 1960, il a subi tous les "traitements" de la psychiatrie de l'époque. Le film montre les séances d'électrochocs; le pire traitement que Nash ait subi est probablement la thérapie de choc à l'insuline. Cela consistait en une surdose massive d'insuline, qui provoquait chez le patient un coma diabétique. Pendant ce coma, ils subissaient souvent des crises d'épilepsie (considérées comme thérapeutiques). Toutes les deux semaines pendant des années les malades étaient ainsi plongés dans le coma, puis ressortis avec une injection de glucose, 50, voire 60 fois de suite, sur des années. On sortait du traitement obèse, et le coma provoquait des dommages irréversibles au cerveau.

Au bout de 9 ans de ce type de traitements, Nash a appris à "vivre avec" sa maladie. Celle-ci s'est estompée petit à petit avec l'âge. Sa femme Alicia, avec laquelle il avait divorcé en 1957, puis s'est remarié en 1963, l'y a aidé.

7Son Nobel a été l'un des plus controversés

Durant les années 80, tout étudiant qui abordait la théorie des jeux apprenait que "Nash devrait avoir le Nobel d'économie, mais il est fou". Au début des années 90, sa maladie était suffisamment passée pour qu'il puisse faire une conférence et donc, obtenir le Nobel. Néanmoins, sa nomination a été l'une des plus difficile. En effet, à l'époque, le jury du Nobel d'économie (créé comme chacun sait par la Banque de Suède avec l'accord de l'académie Nobel) manquait d'économistes suffisamment marquants pour "nourrir" un prix annuel. Certains pensaient donc ouvrir le prix à d'autres disciplines autour de l'économie; d'autres considéraient que c'était une très mauvaise idée.

Nash était un mathématicien, pas un économiste : sa désignation a donc donné lieu à une passe d'armes entre partisans de l'ouverture et ceux qui voulaient garder un prix strictement économique. Les premiers l'ont emporté (en acceptant de donner en même temps le prix à deux autres théoriciens des jeux, John Harsanyi et Reinhard Selten, plus économistes que Nash) et depuis, le prix Nobel d'économie est devenu plus pluridisciplinaire.

Nash, de son côté, a pu faire sa conférence Nobel, et l'argent gagné à cette occasion lui a permis d'enfin vivre correctement (sa maladie l'avait laissé extrêmement pauvre). Le prix a aussi attiré l'attention de la journaliste Sylvia Nasar, qui a écrit le livre "a beautiful Mind", adapté au cinema quelques années plus tard par Ron Howard, donnant à Nash sa notoriété. Lors d'une conférence ou beaucoup de gens se pressaient pour le voir, un journaliste lui a demandé si cela lui faisait plaisir. "Ils sont venus voir Russel Crowe" a-t-il déclaré.

John et Alicia Nash sont morts en taxi, alors que Nash venait de recevoir le prix Abel. Ils laissent derrière eux leur fils, schizophrène comme son père; personne ne sait ce que celui-ci va devenir désormais.