L'analyse économique des discriminations, et Willy Sagnol

Le joueur africain est-il entré dans l'histoire du football?

"Le joueur typique africain est un joueur pas cher quand on le prend, prêt au combat généralement, qu’on peut qualifier de puissant sur un terrain. Mais le foot ce n’est pas que ça, c’est aussi de la technique, de l’intelligence, de la discipline. Il faut de tout. Des Nordiques aussi, c’est bien les Nordiques, ils ont une bonne mentalité."

L'ancien joueur international, et actuel entraîneur des girondins de Bordeaux, aurait mieux fait de s'abstenir plutôt que de tenir ces propos polémiques. Les noirs sont physiques mais pas très intelligents ni disciplinés, cela fleure bon les préjugés raciaux tendance Tintin au Congo. Mais le moins qu'on puisse dire est qu'il n'est pas seul à avoir ce genre d'opinion dans son sport. Jean Michel Larqué s'étonnait de voir qu'il était possible "qu'un blanc coure plus vite qu'un noir", son compère Thierry Roland considérait que les coréens se ressemblent tous, ou que les tunisiens ne sont pas capables d'arbitrer une demi-finale de coupe du monde; Laurent Blanc craignait qu'une trop grande proportion de joueurs noirs ne réduise la performance technique de l'équipe de France. L'importance de ces préjugés sur les noirs dans le football a été amplement mesurée. 

Et elle n'est pas cantonnée aux professionnels. Cris de singe et jets de bananes sur les joueurs de couleur sont fréquents dans les stades. Et les préjugés raciaux de ce type sont très répandus dans la population dans son ensemble, si l'on en croit un sondage réalisé par la fondation Lilian Thuram.

En football, le racisme ne paie pas

On doit l'analyse économique des discriminations raciales à Gary Becker, dont on a parlé sur ce blog. Son raisonnement était le suivant: sur un marché de l'emploi compétitif, les discriminations devraient disparaître progressivement. Supposons que les employeurs soient racistes et préfèrent embaucher des blancs plutôt que des noirs; cette discrimination fera, à compétence égale, baisser les salaires des noirs (qui ont du mal à trouver un emploi) et augmenter les salaires des blancs que les patrons s'arrachent. Dans cette situation, un employeur non raciste réalisera un profit supérieur : s'il embauche des noirs, il paiera des salaires plus faibles pour obtenir la même performance, ce qui lui permettra d'être plus compétitif que ses concurrents racistes. Progressivement, la concurrence tendra donc à faire disparaître le racisme à l'embauche.

Bien sûr, en réalité les marchés du travail ne sont pas toujours très concurrentiels, et de nombreux facteurs peuvent conduire au maintien des discriminations à l'embauche. L'économiste Stefan Sczymanski a utilisé l'intuition de Becker pour mesurer le racisme à l'embauche contre les noirs dans le football anglais. Son analyse est la suivante : s'il y a du racisme, les joueurs noirs discriminés sont moins bien payés, à performance égale. Dans ces conditions, les clubs qui, à masse salariale égale, ont plus de joueurs noirs que la moyenne devraient avoir de meilleures résultats que les autres.

Son étude (popularisée, avec d'autres, dans ce livre) a montré que comme on le pressentait, certains clubs anglais, comme Liverpool ou Everton, étaient effectivement très racistes dans les années 80, et que de manière générale, les discriminations étaient très présentes dans le football anglais professionnel à cette époque. Mais le racisme coûtait cher, parce que de nombreuses équipes s'étaient rendues compte de l'intérêt de recruter des joueurs noirs talentueux et discriminés. Pour Everton, par exemple, avoir à la fin des années 80 un effectif entièrement blanc renchérissait de 5% sa masse salariale par rapport à une équipe qui aurait eu le même nombre de joueurs noirs que la moyenne.

Entrepreneurs et mondialisation

Et dans les années 90, ce surcoût est devenu intolérable. Les supporters de football sont peut-être xénophobes, mais ils détestent par dessus tout que leur équipe perde. Certains dirigeants emblématiques, comme Arsène Wenger (titulaire d'une licence d'économie) à Arsenal ou Jean-Michel Aulas à Lyon ont constitué des équipes cosmopolites, fondant leur succès sur la mesure statistique des compétences des joueurs recrutés plutôt que sur les préjugés ordinaires; Surtout, l'arrêt Bosman, en réduisant considérablement les obstacles à la mobilité des joueurs en Europe, a permis aux joueurs noirs d'accroître leur pouvoir de négociation. Des travaux récents de José de Sousa et Pierre Deschamps ont montré que si la discrimination à l'embauche des joueurs existait avant l'arrêt Bosman, elle n'est plus lisible dans les statistiques depuis lors.

Et ce n'est pas parce que le monde du football a été l'objet d'un changement de façon de penser; dans le même temps, le recrutement des entraîneurs (un marché nettement moins concurrentiel que celui des joueurs, parce que la performance y est pratiquement impossible à mesurer) est resté largement blanc. Quelques exceptions, comme Ruud Gullit ou Jean Tigana, ne changent pas le fait qu'on voit bien plus de noirs  sur le terrain que sur le banc des entraîneurs.

Mais pour constituer une équipe, être raciste est devenu tout simplement trop coûteux. Lilian Thuram, interrogé par Sczymanski et Kuper, déclarait ainsi en 2008 : "il est difficile de discriminer dans le football, parce qu'on juge sur des critères objectifs (...) Sincèrement, je n'ai jamais rencontré de personne raciste dans le football. Peut-être qu'il y en a, mais elles sont rendues invisibles".

En somme, ce que pense ou dit Willy Sagnol n'a aucune importance pratique. Si ses préjugés le conduisent à recruter trop peu de joueurs noirs dans son équipe, la première sanction qu'il subira sera bien pire que toutes les plaintes indignées de la Licra: son équipe, à masse salariale égale, aura des performances plus médiocres, et il en sera rendu responsable. D'ailleurs, il le sait parfaitement, et on peine à observer le moindre comportement discriminatoire dans sa pratique professionnelle. A choisir, c'est probablement la meilleure solution.