La réforme mal-aimée
Vous pouvez chercher attentivement, vous aurez bien du mal à trouver un commentaire favorable à la réforme bancaire votée ce mardi par les députés. A part Pierre Moscovici et Karine Berger, respectivement ministre à l'origine de la loi et rapporteure de celle-ci, qui assez logiquement en présentent les avantages, vous ne trouverez que des opinions critiques. Manque cruel d'ambition pour les uns, diversion nuisible pour les autres: la réforme bancaire est la loi que personne n'aime.
"Régulation au pistolet à bouchon" pour Frédéric Lordon; "les contribuables vont payer pour la finance" selon une pétition d'économistes; "réforme vidée de sa substance" pour l'association Finance Watch; vous trouverez un florilège de critiques de ce genre par ici. Pour tous ces critiques, il est nécessaire de séparer l'activité bancaire des marchés financiers, et la réforme bancaire est bien trop timide dans ce sens.
Pour les autres, cette idée de séparation est une diversion face aux vrais problèmes. Pour Thesmar et Landier, séparer les "activités spéculatives" des activités "utiles à l'économie" est une impasse. La vraie question est celle des règles prudentielles, en particulier la mise en œuvre de Bâle III, pour laquelle l'Union Européenne est en retard. S. Soumier est lui aussi sceptique sur le principe même de la réforme, qui relève de la posture symbolique, risque de ne rien résoudre et retomber finalement sur les clients des banques.
Le contenu de la réforme bancaire
La réforme des banques comprend trois grands blocs. Le premier est la "séparation des activités utiles et des activités spéculatives". Le second accroît le pouvoir des régulateurs pour intervenir en cas de crise, et prévenir les risques. Le troisième est un mélange de diverses mesures portant sur les droits des consommateurs (choix de l'assurance des crédits, droit au compte bancaire, plafonnement des frais en cas de découvert...). Ceux que cela intéresse trouveront ici une description commentée article par article de son contenu.
Le premier volet, la séparation des activités, est celui qui suscite le plus de débats. Le principe était de distinguer les activités "service public" des activités "casino" des banques, et de séparer les secondes dans une filiale du groupe bancaire, créant une cloison entre les deux types d'activités. En pratique, le critère de séparation est flou : pratiquement toutes les activités des banques peuvent être conçues comme "utiles à l'économie" et finalement, comme l'ont reconnu les dirigeants des grandes banques françaises, seule une partie minime de leur activité est concernée.
Le second volet accroît les pouvoirs des régulateurs. Premièrement, les banques doivent fournir un "testament" qui explique l'organisation de leurs activités et permet, en cas de problème, au régulateur de distinguer les parties qu'il faut sauver et liquider les autres. Les régulateurs gagnent par ailleurs la possibilité d'imposer des contraintes en capital plus grandes de manière préventive si certaines activités prennent trop d'importance, alors qu'ils devaient auparavant attendre la faillite pour intervenir; la surveillance "macro-prudentielle" (c'est-à-dire, ne pas seulement surveiller la santé des banques individuellement, mais aussi leurs interactions) est mise en place. Le troisième volet, s'il sera celui qui aura le plus de conséquences visibles pour les consommateurs, ne concerne pas la prévention des crises.
Une loi de prévention des crises?
Puisque cette loi est la réponse du pouvoir politique à la crise financière de 2007-2008, une bonne question à se poser est la suivante : si cette loi avait été en place depuis 10 ans, aurait-elle évité la crise? La réponse est, clairement, non. Ce ne sont pas les activités classées par cette loi comme "spéculatives" qui ont provoqué la crise, mais l'octroi de crédits immobiliers en trop grande quantité à des agents qui ne pouvaient pas le rembourser. Les banques américaines, espagnoles, ou irlandaises qui ont fait faillite n'ont pas eu besoin d'instruments compliqués et spéculatifs pour sombrer : et contrairement aux idées reçues, le gentil crédit traditionnel aux entreprises et aux particuliers peut fort bien être plus dangereux que les produits exotiques concoctées par des mathématiciens.
La crise est venue d'une surabondance de prêts dans un contexte de bulle immobilière, nourrie par la certitude que ces prêts étaient sans danger. Dans ces conditions, ni la mise des activités spéculatives derrière une ligne Maginot, ni des pouvoirs accrus pour les régulateurs (eux-mêmes persuadés que ces activités étaient sûres) n'auraient servi à rien. Si la loi avait pour but d'éviter que ne se reproduise la même crise, elle n'atteint pas son but.
Le problème, c'est qu'une séparation plus stricte, dans la ligne préconisée par ceux qui trouvent que la loi ne va pas assez loin, n'offre pas plus de garanties. Entendons-nous bien : il y a un authentique débat sur la séparation des banques, avec des arguments raisonnables en faveur et contre celle-ci. On peut défendre l'idée de séparation des banques pour des motifs politiques (le pouvoir d'influence excessif des grandes institutions financières "too big to fail"), des motifs d'efficacité (l'exemple du Crédit Agricole montre que le mélange des activités peut conduire à de lourdes défaillances de gestion); dire au contraire que la séparation est illusoire dans une finance interconnectée et mondialisée et que les banques universelles peuvent accompagner les entreprises en fournissant tous les instruments nécessaires à leur croissance. Mais personne ne peut affirmer avec certitude qu'une séparation bancaire stricte aurait évité la crise.
Les banques et la politique industrielle
Et il y a alors un problème. Depuis des décennies, la politique économique française face à la mondialisation a consisté à chercher à créer des champions nationaux, de grandes entreprises de taille mondiale qui permettraient à la France de conserver et d'augmenter son influence économique; et accessoirement, de pouvoir continuer de placer sur les marchés son abondante dette publique. Cette stratégie a connu des échecs nombreux et traumatisants: Renault n'est pas devenu Volkswagen, Vivendi a été le tombeau des ambitions de Jean-Marie Messier, Pechiney est devenu insignifiant au sein d'Alcan.
Mais s'il y a un secteur qui a réussi à atteindre cette taille mondiale, c'est le secteur bancaire. Lorsque certains déplorent que parmi les 8 banques "systémiques" européennes, 4 soient françaises, il faut voir que ce n'est pas un malheureux accident, mais le fruit d'une stratégie délibérée de croissance, encouragée par les pouvoirs publics. Au plus fort de la crise financière, alors que l'inquiétude sur les banques trop grandes pour être sauvées était à son paroxysme, que faisait le régulateur français? Il autorisait BNP-Paribas à profiter de ce contexte pour racheter Fortis et devenir encore un peu plus grosse.
Ce n'est pas le lobbying des banques françaises qui a vidé la loi bancaire de sa substance; c'est que les réformes plus substancielles auraient eu l'effet certain de réduire la taille des banques françaises, à l'encontre de cette stratégie de champions nationaux. Soit de manière directe, soit indirectement, l'interdiction faite aux banques de se livrer aux activités de marché ouvrant la voie soit aux banques étrangères concurrentes, soit à de nouveaux acteurs financiers comme le shadow banking. A quoi bon cet affaiblissement, surtout que l'on n'est même pas sûr que les alternatives auraient réduit le risque de crise?
Préempter les futures réformes
Il n'y a donc aucune chance pour que le gouvernement français tire une balle dans le pied de son industrie bancaire. La seule perspective de réforme du système ne peut qu'être internationale : directive européenne appliquant le rapport Liikanen, et réglementation de Bâle III.
Et dans ce contexte, la stratégie éprouvée des gouvernements français est d'influencer les normes internationales d'une manière qui bénéficie à nos champions nationaux. Faire une loi bancaire très tôt permet, avec les Allemands qui ont eux aussi fait leur loi a minima, de préempter la directive européenne à venir qui appliquera le rapport Liikanen. Cela permet de dévier le débat autour de l'intérêt et des limites de la séparation, alors que le vrai sujet est d'augmenter les contraintes en capital des acteurs financiers (banques et autres) mais que cela aurait pour principale conséquence d'augmenter considérablement le coût des emprunts pour les consommateurs, ce qui n'est pas très vendeur politiquement, et provoquerait un effondrement immédiat de la consommation et des prix immobiliers.
Il n'y a là aucun plan machiavélique : mais si vous vous posez la question "comment mieux surveiller les banques, satisfaire un engagement de campagne, sans pour autant affaiblir les banques françaises dans la compétition internationale", vous aboutirez immanquablement à ce résultat.