Eleanor Roosevelt avait-elle une maîtresse ? Ou était-elle portée à des amitiés féminines électives, mais néanmoins platoniques ? La question n’en finit pas d’embarrasser les historiens et les écrivains américains, depuis les années 90.
Il revient à Susan Quinn de publier aujourd’hui “Eleanor and Hick” : un indispensable biopic littéraire sur les émois intimes de l’ex-First Lady. 400 pages riches de révélations où il est question de son rapport aux femmes, au couple et à la morale. Mais aussi, et surtout, de son amour secret pour Lorena Hickok, une journaliste. Dans l’entretien qu’elle nous accorde, la biographe nous explique son projet et sa démarche.
FRANCE 2 : Vous publiez “Eleanor and Hick : the love story that shaped a First Lady”. C’est une biographie politique ou un récit fantasmé de la vie de la Première Dame ?
Susan Quinn. J'ai écrit mon livre comme une biographie duelle, de deux femmes qui ont joué un rôle clé dans le New Deal de Roosevelt. Parce qu’elles étaient si investies en politique, leur histoire devait être racontée en tenant compte du contexte : ce livre est donc devenu indirectement une histoire de l’époque et de leur vie.
FRANCE 2 : Pourquoi avez-vous décidé de raconter l’histoire d’Eleanor Roosevelt et de Lorena Hickok aujourd’hui ?
Susan Quinn. L'historienne Blanche Wiesen Cook a été la première personne à avoir évoqué la relation d’Eleanor Roosevelt et de Lorena Hickock. Mais leur liaison avait été alors minimisée et l’existence de leur correspondance, occultée - alors que les lettres étaient accessibles au public depuis 1978. Je suis la première à avoir étudié de près les 3 000 lettres d’Eleanor et de Hick à la Bibliothèque présidentielle Franklin Delano Roosevelt. Je suis également la première à m’être intéressée à leur relation du début à la fin et à avoir souligné son importance dans leur existence respective.
FRANCE 2 : Que révèle leur correspondance ? Pensez-vous avoir percé le mystère de leur relation ?
Susan Quinn. Lorsqu’Eleanor et Hick se sont rencontrées en 1932, elles sont tombées amoureuses l’une de l’autre. Leur relation a duré environ cinq ans. Elles s’écrivaient chaque jour, parfois même plus et vivaient dans l’attente de leurs lettres. Quand elles se parlaient au téléphone, elles terminaient toujours leur conversation par la même formule en français : “je t’aime et je t’adore”. Même à la fin de leur vie, elles continuaient à se confier et savaient qu’elles pouvaient compter l’une sur l’autre. Hick était responsable de la conférence de presse d’Eleanor à la Maison Blanche, ce qui a contribué à la rendre célèbre et l’a poussé à écrire sa chronique “My Day” dans un journal. Pendant toute la présidence de Roosevelt, Hick vivait à la Maison Blanche.
Les deux femmes avaient été mal traitées dans leur jeunesse : Hick vient d’un milieu populaire, elle a été expulsée de sa maison lorsqu’elle avait 14 ans par sa belle-mère et forcée de travailler comme femme de chambre. Eleanor était un vilain petit canard. Sa mère et sa tante pensaient qu’elle n’était pas armée pour survivre dans la haute société. Elles se sont toutes deux révélées dans leur relation.
FRANCE 2 : Comment vous êtes-vous documentée ?
Susan Quinn. La plupart de mes recherches ont été faites dans un seul endroit : la Bibliothèque Franklin Delano Roosevelt à Hyde Park à New York, où se trouvent les lettres d’Hick et d’Eleanor ainsi que de nombreux documents de la présidence Roosevelt. Mon projet a duré cinq ans.
FRANCE 2 : Comment avez-vous rempli les interstices manquantes ?
Susan Quinn. La partie la plus obscure de cette histoire est la fin : lorsque Hick a dû quitter la Maison Blanche et retourner vivre seule, loin d’Eleanor, qui vivait à Hyde Park à New York quand elle ne voyageait pas dans le monde. Pour éclairer cette période, j’ai interrogé trois de ses petits-enfants ainsi qu’un de ses voisins à Hyde Park.
FRANCE 2 : Vous êtes-vous attachée à vos personnages ?
Susan Quinn. Oui. J’ai commencé ma carrière comme reporter dans un quotidien, je me suis donc retrouvée dans la démarche et le travail de Hick. Il est vrai, aussi, que c'était une femme très sympathique - c’était quelqu’un qui s’engageait pour les personnes les plus démunies et qui avait beaucoup d’humour. Eleanor Roosevelt était une grande dame, cela est donc plus difficile de se sentir proche d’elle. Mais j’ai réussi à dépasser mon admiration pour la Première Dame au cours de mon travail, quand j’ai tenté de comprendre sa vie intime : dans ses lettres à Hick, elle évoque sa belle-mère difficile, son mari infidèle et ses enfants parfois très exigeants.
FRANCE 2 : Au-delà de l’histoire entre ces deux femmes, votre livre est aussi l’occasion de raconter l’Amérique puritaine dans ce qu’elle a de plus corseté...
Susan Quinn. Certainement, Eleanor a grandi dans une atmosphère victorienne : elle a dû se marier à 18 ans avec un cousin éloigné. La liaison d’Eleanor et de Hick était bien sûr considérée comme un crime et un péché à l'époque. Mais il y avait beaucoup de femmes, dans l’entourage de la First Lady, qui vivaient en couple avec d’autres femmes - au mépris des attentes sociales.
FRANCE 2 : Pensez-vous que l'on a encore des personnages romanesques, au destin romanesque, dans le monde politique actuel ?
Susan Quinn. Tout dépend de ce que vous entendez par “romanesque”. Si vous parlez de personnes dont le destin et la vie sont guidées par les sentiments, alors la réponse est oui. Même Hillary Clinton, qui est si "rationnelle" et "censée" a régi de manière irrationnelle lorsqu’elle a appris que Bill Clinton avait une maîtresse.
Propos recueillis par Clara Tran
Susan Quinn est une journaliste (The New York Times Magazine) et une biographe américaine, qui vit à Brookline dans le Massachusetts. Elle a reçu le Grand prix des lectrices de Elle en 1997 pour "Marie Curie" (Odile Jacob). Auparavant, elle a été présidente de PEN New England.