Au large de Boston, l'île de Martha's Vineyard est un des lieux de villégiature américains les plus prisés : y déguster des homards face au coucher du soleil, sur une plage qui s'étend à l'infini est un luxe simple, mais raffiné. L'île, l'une des plus chères des Etats-Unis, est parfois décrite comme une enclave réservée aux riches. Elle a séduit les présidents américains Kennedy, Clinton et Obama.
Un reportage de V. Astruc, L. Desbois, F. Ortiz et A. Monange
Le tourisme a profondément changé Martha's Vineyard (l"le vignoble de Martha") : dans les années 1920, les visiteurs mettent fin à ce que certains qualifient d' "utopie" pour les sourds et les malentendants.
Du XVIIe siècle jusqu'aux années 1950, l'île abritait une proportion très élevée de sourds parmi ses habitants. Selon Nora Groce, anthropologue spécialiste des questions de santé qui a étudié Martha's, l'un des quartiers de la ville de Chilmark comptait même un sourd pour 25 habitants en 1854 (contre un pour 5728 en moyenne aux Etats-Unis). En cause selon elle : la génétique. Le premier sourd sur l'île, un émigré anglais, est recensé en 1692. Deux de ses sept enfants hériteront de sa surdité. La surdité était un trait héréditaire transmis au sein de la population insulaire, isolée.
La même anthropologue parle d'une société dans laquelle les sourds étaient parfaitement intégrés et où tous étaient capables de comprendre la langue des signes, surdité ou non.
Toujours selon Nora Groce, l'utopie prend fin du fait de l'arrivée des touristes l'été, favorisant le renouvellement génétique, et de nouveaux moyens de communication reliant l'île au reste du monde à partir des années 1920. En clair : les habitants de Martha's Vineyard ont conçu de plus en plus enfants avec des personnes qui n'étaient pas nées sur l'île.
Le changement a été progressif : la dernière génération comptant une large proportion de sourds est née dans les années 1870-1880. A ce moment, il est de plus en plus courant pour les adolescents de poursuivre leurs études hors de l'île. "La diversité génétique prend souvent du temps à faire ses effets au sein d'une communauté, à moins qu'un large groupe de personnes n'arrive en une fois", déclare l'anthropologue.
La disparition de la communauté de sourds qu'abritait l'île est une preuve de "la diversité croissante de la population" liée à l'arrivée des touristes, estime-t-elle. La chercheuse compare le changement à ce qui a pu se passer dans "les petits villages français qui ont connu une expérience similaire - des villages isolés, villages de pêcheur, qui ont attiré de plus en plus de touristes".